3. Les durkheimiens face à la problématique de l’hérédité

Cuin (1995) a expliqué de quelle manière et pour quelles raisons ceux-ci ne se sont pas emparés de la problématique de la mobilité sociale, à l’exception de Paul Lapie, engagé dans la réforme et la promotion de l’école. En revanche, la problématique de la reproduction, à travers le problème posé par le régime des castes et celui du type de stratification sociale, les a amené à récuser certaines thèses.

Dans le chapitre 4 du livre 2 de La division du travail social, il traite de l’hérédité comme d’un « facteur secondaire ». Il attache cependant une importance considérable aux « goûts et aptitudes » que les individus « reçoivent en naissant » et qui « les prédisposent plus à certaines fonctions qu’à d’autres ». Il emploie –nous ne sommes qu’en 1893– le terme de race comme équivalent de « aïeux » ou de « ancêtres » : c’est un indicateur généalogique, et non biologique.

C’est cette persistance du passé dans le présent qui le préoccupe, et ce seront aussi les préoccupations de Mauss et de Bourdieu. Il présente d’emblée cette problématique en terme de problème de reproduction : « En tant que nous ne faisons que reproduire et que continuer nos ancêtres, nous tendons à vivre comme ils ont vécu, et nous sommes réfractaires à toute nouveauté. »

L’hérédité est ici à prendre dans son sens biologique : Durkheim se fait donc imposer les termes du débat qui oppose le biologique au social, l’inné à l’acquis. Or si l’hypothèse de l’hérédité des professions était retenue, on ne pourrait expliquer l’approfondissement de la division du travail, qui se fait à la fois par division (d’une même profession) et multiplication (plus les professions se divisent, plus elles sont nombreuses) mais aussi par soustractions et ajouts : « Ainsi, plus grande est la part de l'hérédité dans la distribution des tâches, plus cette distribution est invariable ; plus, par conséquent, les progrès de la division du travail sont difficiles, alors même qu'ils seraient utiles. ».

Pourtant, l’hérédité n’est pas nécessairement sans effet sur toutes les sociétés humaines : c’est le cas des sociétés indifférenciées, où n’importe quelle fonction peut être prise en charge par n’importe qui. En revanche, « aussitôt que la division du travail apparaît d'une manière caractérisée, elle se fixe sous une forme qui se transmet héréditairement ; c'est ainsi que naissent les castes. » Durkheim illustre son propos par l’exemple de l’hérédité des fonctions sacerdotales chez les juifs, du fonctionnariat chez les patriciens romains. 

Il y a donc une différence de degré entre les classes et les castes, qui ont un même fondement : l’hérédité des positions.

Mais il y a là un paradoxe : comment pourrait-on déduire l’existence héréditaire, ou biologique, des classes, d’une origine sociale, et plus encore, d’un changement social ? C’est que, nous dit Durkheim, il y a d’autres causes, en premier lieu la fonctionnalité du système des castes (ou des classes) qui répondent à des besoins sociaux . Allant plus loin, il va jusqu’à expliquer le changement social par une « discordance » entre l’hérédité des positions et la capacité des membres de chaque classe ou caste à remplir effectivement ces fonctions. Une phrase résume assez bien l’importance que Durkheim attribuait à la reproduction à une certaine étape du développement des sociétés :

« La rigidité des cadres sociaux ne fait donc qu'exprimer la manière immuable dont se distribuaient alors les aptitudes, et cette immutabilité elle-même ne peut être due qu'à l'action des lois de l'hérédité. »Rigidité, cadre, immuable, immutabilité, hérédité : le rapprochement de ce vocabulaire insiste sur une représentation des sociétés immobiles, qui se reproduisent.

Le rôle dévolu à l’éducation est relativisé : elle ne s’exerce avec efficacité que si elle va dans le même sens que l’hérédité. Autrement dit : une éducation de chef ne fera des chefs qu’avec des fils de chefs ; en revanche, une éducation sacerdotale donnée au même ne produira que de médiocres prêtres.

Les observations menées sur la transmission héréditaire des professions sont nombreuses. Mais ajoute Durkheim, « dans beaucoup de sociétés inférieures, les fonctions se distribuent d'après la race », « dans ces sociétés, le progrès est lent et difficile. Pendant des siècles, le travail reste organisé de la même manière, sans qu'on songe à rien innover. »

Pour que la division du travail puisse se développer, « il a fallu que les hommes parvinssent à secouer le joug de l'hérédité, que le progrès brisât les castes et les classes ».

Constat paradoxal : parce qu’on ne voit pas, dès lors, s’il existe une telle force de l’immuable, quelle action volontariste pourrait trouver son principe pour secouer ce joug.  Quelle est la source de cette remise en cause de l’hérédité ? Le fait que « des modes nouveaux d'activité se sont constitués », ce qui n’explique rien quant aux conditions d’apparition –voire aux causes– de ces dernières.

Durkheim renvoie aux tables de reproduction de Galton, qu’il connaît donc. Mais il en conteste la portée : celles-ci ne prouvent rien quant au caractère héréditaire de la transmission.

Célestin Bouglé

S'il mérite une place de choix dans l'histoire des idées, c'est aussi en raison de son combat contre la philosophie des races. Dans le contexte de l'affaire Dreyfus, les divergences avec Durkheim passeront au second plan et Bouglé apparaîtra comme un infatigable propagandiste de la conception durkheimienne du lien social. Il contribuera ainsi à priver de fondements solides la sociologie naturaliste, en particulier sous son occurrence anthroposociologique, dont le projet, au tournant du siècle, était parfaitement crédible.

Il écrit en mai 1897, dans la Revue de métaphysique et de morale, un article décisif consacré à la réfutation des thèses de l’école anthroposociologique, également dite “anthropologique”.

Dans le livre 1 de son livre sur La démocratie devant la science, Célestin Bouglé s’en prend aux successeurs sociaux de Lamarck. L’enjeu en est l’origine et la persistance du système des castes. S’interroger sur l’hérédité biologique, c’est donc s’interroger sur les principes au fondement de la stratification sociale (d’un principe ordonné de différenciation) et de sa reproduction.

Toute l’ambiguïté repose sur le fait que la théorie de « l’hérédité des caractères acquis » attribuée à Lamarck ne vient pas de celui-ci mais de Aristote et jusqu'à August Weismann qui à la fin du XIXe siècle la rejettera plus pour des raisons théoriques qu'il ne la réfutera expérimentalement. Lamarck n'a, pas plus que ces prédécesseurs, théorisé cette transmission, il n'a fait que l'intégrer à sa propre théorie de l'évolution. Par contre, c'est Charles Darwin dans La variation des animaux et des plantes sous l'effet de la domestication (1868) qui théorisera cette transmission des caractères acquis.

Bouglé s’en prend à l’anthroposociologie qui part des caractéristiques des races pour expliquer voire justifier, les différenciations d’aptitude et de classements sociaux qui en résultent. Il discute « philosophiquement », dit-il, les thèses qui voient dans l’hérédité des professions une preuve de l’amélioration par la sélection.

Maurice Halbwachs

Si les Durkheimiens critiquaient les organicistes et les anthroposociologues, ils avaient plus de mal avec les eugénistes. (De La Gorce, 1991) Durkheim et Halbwachs utilisaient les travaux de Galton : ainsi la régression vers la moyenne que Durkheim appelle le « retour vers la médiocrité », lui permet de justifier le peu d’importance accordée aux caractères individuels et le recours à la notion de moyenne.

De même, Halbwachs légitime les pratiques eugénistes, lorsqu’elles permettent d’améliorer l’espèce humaine. Mais ces concessions à l’eugénisme ont pour cadre la condamnation du biologisme comme principe unique d’explication des phénomènes sociaux. 

En conclusion, Le thème de l’hérédité biologique a longtemps exercé un effet d’attirance-répulsion. Répulsion, parce que la sociologie ne pouvait se construire qu’en rupture avec le déterminisme biologique. Attirance, parce que de nombreuses concessions étaient faites (du type : « les trois-quarts sont sociaux, mais…). Cette problématique se prolonge dans la théorie de l’héritage culturel, en se débarrassant peu à peu de ses oripeaux biologisants.