Sociologie de l’institution scolaire

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Cours: Sociologie des institutions
Livre: Sociologie de l’institution scolaire
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Date: Monday 22 July 2024, 22:26

Description

La sociologie de l’école est marquée par un questionnement dominant, qui guide la grande majorité des travaux : l’enjeu de la démocratisation scolaire. La notion de démocratisation correspond ici à deux processus distincts : d’une part la massification de l’accès à l’école et à des niveaux de plus en plus élevés de la formation initiale (démocratisation quantitative), d’autre part l’enjeu de l’égalité des chances scolaires, qui renvoie à la question de savoir dans quelle mesure la réussite scolaire est dépendante ou indépendante des caractéristiques sociales des élèves (démocratisation qualitative). 

1. La théorie de la reproduction

Importance sociale du concept de reproduction

Le concept de reproduction est fortement connoté et n’est pas sans susciter de polémiques.

Passé de la biologie à la sociologie, puis de celle-ci à l’usage courant : une recherche sur google révèle 333 000 occurrences pour « reproduction sociale ». Il est désormais ressenti comme synonyme de déterminisme, de fatalité, de destin. Il est devenu un thème politique. Ainsi, Dominique Strauss Kahn écrit sur son blog :

« L’égalité réelle, c’est d’abord l’égalité des droits, la lutte contre les discriminations sexistes, raciales, générationnelles, territoriales. Mais c’est aussi la lutte contre la reproduction sociale qui demeure, malgré la "massification" du système scolaire voulue par la gauche, une réalité structurante de la société française. »

Notons pour une meilleure compréhension de la suite que :

-                    il ne s’agit pas d’une « incapacité d’action », opposée à une capacité d’action ;

-                    il n’est pas réductible à une « immobilité sociale », opposée à une mobilité des acteurs sociaux, même si dans certains cas c’est sous cette forme que le problème est effectivement traité ;

-                    il ne s’agit pas d’une lutte de la liberté contre le déterminisme.

Par exemple, on peut parler de « mobilité contrainte » et d’ «immobilité choisie » (les agriculteurs par exemple). L’action peut être orientée soit vers la reproduction (cas des classes dirigeantes) soit vers la mobilité (cas des classes populaires).

Comment nous allons aborder le sujet

Pierre Bourdieu étant emblématique de la problématique (le rapprochement est systématique) nous partirons à chaque fois de la manière dont il a découpé et traité ce thème puis nous remonterons aux auteurs dont il est l’héritier, et le « descendrons » vers les auteurs qui l’ont prolongé ou contesté.

Ainsi, ce qui se reproduit, ce peut être :

-                    un contenu (culture, symbole, pouvoir)

-                    une institution (la famille, l’école)

-                    une profession (le milieu professoral, les ouvriers)

-                    une action (les stratégies)

-                    une structure, un ordre

Certes, tous ces objets de la reproduction sont liés : ainsi la reproduction culturelle, a-t-elle pour finalité, à travers la reproduction de la famille, celle des positions sociales de ses membres, et au-delà, par un effet d’agrégation, celle de la société et de ses structures.

 

Cette problématique peut être traitée de trois manières :

  1. la reproduction des positions. C’est la conception la plus commune, celle qui est aussi la plus contestée (soit comme constat exagéré, soit comme résultat à combattre). Elle est à l’origine de la problématique plus connue sous le nom d’hérédité sociale, et dont le livre de Pierre Bourdieu Les héritiers (1964) est un des aboutissements.
  2. la reproduction des structures. Elle puise son origine chez les marxistes et porte le nom de « reproduction des rapports sociaux de production ». Si sa base est économique, elle ne peut être réduite à celle-ci : c’est bien de sociologie dont il s’agit. Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on entend par « structure », et par ce qui la compose.
  3. la reproduction comme mode d’analyse. Ici c’est le sociologue qui intervient, qui nous dévoile par la science ce qui demeure obscur à nos yeux. Il peut s’agir de la « morphologie » chez les Durkheimiens, des « champs » et de ses concepts associés dans le cas de Pierre Bourdieu, (Habitus, conatus, hexis, hysteresis…), des « invariants » chez Claude Lévi-Strauss (l’inceste, les mythes ), des « modes de production » chez les marxistes.

Ce que reproduire veut dire : Sources du concept

Le terme reproduction est directement inspiré de la biologie : il signifie « Production du semblable par le semblable. » On le trouve chez Georges-Louis Leclerc de Buffon (1707-1788) et François Jacob, (né en 1920 à Nancy, chercheur en biologie français). François Jacob applique à l’hérédité du concept de programme, ce qui n’exclut pas le changement : « C’est la reproduction qui élabore l’identique et le différent. »F Jacob

Pour Jacques Monod ( biochimiste français 1910-1976) La reproduction est une « opération de transmission d’informations invariantes sur la structure. » A noter que le livre de Jacques Monod, qui reçut le prix nobel de physiologie en même temps que François Jacob, en 1965, et que son livre « le hasard et la nécessité est paru la même année que le livre de Pierre Bourdieu La reproduction, en 1970.

 

François Jacob procède d’une vision organiciste de la société, qui compare la société à un corps vivant biologique composé d’organes dotés de fonctions.

Ce modèle exclut a priori le changement. En fait, cela ne signifie pas que tous les fils ressemblent au père : père et fils sont confrontés à un troisième terme au regard duquel ils sont semblables : l’espèce. Ils sont semblables parce qu’ils sont différents des autres espèces.

 

Mais c’est le plus probablement par Marx (Notamment dans Le capital) et les marxistes (depuis Rosa Luxembourg jusqu’à Louis Althusser) que le terme a été introduit en sciences sociales. Ce n’est pas étonnant, lorsque l’on sait que Marx, tout comme son compère Engels et, avant eux, Spencer et Morgan, étaient des admirateurs de Darwin. Ceci dit, leur évolutionnisme ne les conduisait pas jusqu’au « darwinisme social » de Galton et autres thuriféraires[1] des théories raciales.

 

La comparaison entre l’organisme biologique et l’organisme social est plus analogique que réaliste. Salvador Juan, à la suite de Marcel Mauss et Célestin Bouglé, a insisté à juste titre sur la brisure irrémédiable entre le biologique et le social, le second procédant d’un autre ordre que le premier, c’est-à-dire du symbolique. Alors que les organismes vivants se reproduisent par simple enchaînement mécanique, les sociétés se reproduisent depuis le sens qu’elles accordent à leurs actions.

Mais il est ici une seconde distinction à apporter, qui limite la portée de l’analogie entre organismes vivants et société : alors que ceux-ci se reproduisent par détachement et création d’un être nouveau (3 sortes de reproduction dans l’ordre naturel :la fission , la parthénogenèse à partir du seul ovule maternel, la fusion de deux cellules germinales du père et de la mère) les sociétés ne se séparent pas mais se reproduisent par continuité : que les individus qui la composent naissent, grandissent et meurent est une chose ; il en est autrement de la société qui survit aux individus par transmission du patrimoine symbolique : langues, œuvres, mythes, représentations…



[1] Personne sans mesure dans la louange de quelqu'un ou de quelque chose. Synon. flatteur, flagorneur, laudateur, louangeur

2. Les sources eugéniques de la problématique de l’hérédité sociale

Si l'école aime à proclamer sa fonction d'instrument démocratique de la mobilité sociale, elle a aussi pour fonction de légitimer – et donc, dans une certaine mesure, de perpétuer – les inégalités de chances devant la culture en transmuant, par les critères de jugement qu'elle emploie, les privilèges socialement conditionnés en mérites ou en "dons" personnels. A partir des statistiques qui mesurent l'inégalité des chances d'accès à l'enseignement supérieur selon l'origine sociale et le sexe et en s'appuyant sur l'étude empirique des attitudes des étudiants et de professeurs ainsi que sur l'analyse des règles -souvent non écrites - du jeu universitaire, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, (Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Editions de Minuit, 1964) ont pu mettre en évidence, par-delà l'influence des inégalités économiques, le rôle de l'héritage culturel, capital subtil fait de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire, que les enfants des classes favorisées doivent à leur milieu familial et qui constitue un patrimoine d'autant plus rentable que professeurs et étudiants répugnent à le percevoir comme un produit social.

Cette thèse puise ses sources dans un passé lointain, et nous revient par des chemins qui nous étonnent aujourd’hui.

 

L’histoire de l’hérédité sociale débute avec Francis Galton qui publie en 1869 Le génie héréditaire. Ses premiers travaux portent sur les liens de parenté entre des personnes éminentes figurant dans des dictionnaires de personnes célèbres.Son intention est de fonder l’eugénisme, une science destinée à favoriser l’extension des « biens-nés » et à orienter des mesures politiques en conséquence. La classe sociale est un indicateur de la valeur sociale eugénique. Il fonde ainsi le projet d’une table de reproduction sociale :

« A titre d’exemple de ce qu’il serait intéressant d’étudier, supposons que nous prenions un nombre, suffisant pour des fins statistiques, de personnes occupant différentes classes sociales, ceux qui sont les moins capables physiquement, intellectuellement et moralement et qui constituent notre classe inférieure, et ceux qui sont les plus capables et qui forment notre classe supérieure.[…] Quelle proportion de chaque classe est issue de parents qui appartiennent à la même classe, et quelle proportion est issue de parents qui appartiennent à d’autres classes ? »(Francis Galton  Le génie héréditaire, 1869 p.37)

Il revient à Karl Pearson (18571936), mathématicien britannique, fondateur des statistiques modernes, de mettre à l’épreuve l'eugénisme dont il est un ardent promoteur. Lorsqu’il a 33 ans Pearson se tourne vers la statistique. Francis Galton vient de publier son ouvrage Natural Inheritance (L'héritage naturel) et Pearson, à sa suite, va appliquer les méthodes statistiques à l'étude de la sélection naturelle de Darwin dans le cadre des théories de l'eugénisme alors en vogue.

A l'instar de Galton auquel le lie une indéfectible amitié, Pearson pense qu'il est possible et même éminemment souhaitable d'améliorer la race humaine (ou tout au moins britannique) en sélectionnant et favorisant les plus doués de ses représentants comme le fait la sélection naturelle pour les animaux. L'analyse statistique doit lui permettre de mesurer la détermination héréditaire des caractéristiques physiques et psychiques de l'homme et leur amélioration. Sa principale contribution est la création du test du χ² destiné à estimer si les écarts observés dans un ensemble de variables par rapport aux valeurs théoriques peuvent être attribués ou non à un échantillonnage au hasard.

 Il tente d’établir « la mesure numérique de la relation entre les activités des pères et des fils » pour répondre à la question: « dans quelle mesure s’écarte-t-elle du hasard? Il conclut qu’ « environ les trois quarts de la ressemblance observée entre la profession du père et celle du fils est due à des influences héréditaires, et que le quart restant est dû à l’effet d’environnement.»

En France, c’est Lucien March, directeur de la Statistique Générale de France et familier des travaux de Galton et de Pearson (dont il traduit en français la Grammaire de la science) qui fonde la société française d’eugénique dès 1912. Le but affiché est d’améliorer la valeur sociale eugénique, par l’amélioration des propriétés biologiques des personnes. Le terme utilisé à l’origine par Galton, avant eugénisme, est viriculture, dont puériculture est la continuité. Dans « Pour la race, infertilité et puériculture », il écrit en 1910 :

« L’ensemble des conditions dont se préoccupe l’arboriculteur, ou l’éleveur, quand il cherche les moyens d’obtenir le plus grand nombre de sujets sains, vigoureux et de meilleure qualité pour le but à atteindre, mérite au moins autant d’attention (que la conservation et l’amélioration de la vie une fois créée. […] En France jusqu’à présent, on n’a guère intéressé l’opinion publique qu’à cette partie (de la puériculture) qui traite en somme de la conservation et de l’amélioration de la vie une fois créée […]. Pourquoi en France […] où de nombreuses associations encouragent la culture de la pomme de terre ou des fleurs, l’aviculture et l’élevage de chevaux, ne verrait-on pas se former une fédération de toutes les bonnes volontés en faveur de la puériculture, pour la défense de la race ?» (Lucien March , Pour la race, infertilité et puériculture, 1910)

 Mais revenons à Galton. En 1891, il lance lors du 7ème congrès international d’hygiène et de démographie un « appel aux démographes » pour qu’ils étudient la fécondité différentielle entre les classes et les nations. March répond par la présentation d’un rapport en 1912 sur « la fertilité des mariages suivant la profession et la situation sociale ». Il y prend position en faveur d’un taux de reproduction élevé et une mobilité sociale faible, au motif que si celle-ci peut être trop importante (du bas en haut de l’échelle sociale) : « non seulement je trouve qu’une extrême mobilité n’est pas nécessaire pour las élection naturelle mais en plus je prétends que le pouvoir de s’élever trop aisément d’une classe à une autre est positivement dangereux pour l’idéal eugénique […]. Celui qui a devant ses yeux un grand changement de classe sociale comme objet de son ambition ne s’embarrassera pas d’avance d’une femme et d’une famille qu’il ne peut pas être à même d’élever avec lui. »

Ce rappel est nécessaire pour repérer les traces qui survivront à ce projet.

A la Libération, ce projet eugéniste n’est pas éteint. Durant les années 50, l’INED est le lieu de réélaboration de ce projet, désigné comme « démographie qualitative ». Ce dernier terme étant entendu sous deux sens : qualité eugénique et développement des enquêtes statistiques administratives de la SGF. Cette continuité doit être comprise à partir de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains créés par Alexis Carrel en 1941, et dont sont issus de nombreux cadres de l’INED. L’intention et la vision sociale de Carrel sont traduits clairement et avec une certaine brutalité dans ce passage de L’homme, cet inconnu (1935) :

« La répartition de la population d’un pays en différentes classes n’est pas l’effet du hasard ni de conventions sociales. Elle a une base biologique profonde. Car elle dépend des propriétés physiologiques et mentales des individus […]. Ceux qui sont aujourd’hui des prolétaires doivent leur situation à des défauts héréditaires de leur corps et de leur esprit. » (Alexis Carrel, L’homme, cet inconnu, 1935) 

Toutefois, son hostilité à la mobilité, son attachement à la reproduction sont moins marqués que chez March et se rapprochent davantage des théories de Vilfredo Pareto (1848-1923) :

« les individus doivent monter ou descendre au niveau auquel les destine la qualité de leurs tissus ou de leur âme. Il faut faciliter l’ascension de ceux qui ont les meilleurs organes et le meilleur esprit. Il faut que chacun occupe sa place naturelle. »( Alexis Carrel, L’homme, cet inconnu, 1935) 

Concrètement, cela donnera lieu aux travaux de J. Sutter qui resta proche d'A. Carrel, jusqu'à son décès en 1944,. C'est J. Sutter qui rédigea le catalogue exhaustif des œuvres de Carrel,

En 1946, il publie l’article « Le facteur “qualité“ en démographie », (Population, n°1, pp. 229-316) puis, en 1950, à un volume des cahiers de l’INED intitulé : « l’Eugénique. Problèmes, méthodes, résultats. »

Toutefois, ici encore il remet en cause la dimension héréditaire de la valeur eugénique des personnes, insistant sur la sensibilité au milieu et la nécessité de la cultiver. Une étude menée en 1940 auprès de 650 enfants doit permettre de faire la part de « la valeur biologique de l’enfant », et des « conditions de vie ».

Ces principes de qualification des citoyens aident à mieux comprendre la réélaboration de la statistique sociale des années 50 et 60, le passage du questionnement eugénique au questionnement sur la qualification scolaire et le handicap socio-culturel.

Alfred Sauvy, qui a fixé à l’INED une mission d’élaborer une « biologie sociale » et plaide pour une eugénique, se demande en 1950 si « les conditions sociales de départ des individus s’opposent à cette sélection des valeurs », à « l’accession des plus doués et des plus méritants aux postes élevés de la hiérarchie sociale ». Brésard, qui a réalisé pour l’INED une enquête de mobilité sociale, dénonce les « situations défavorisées » des familles nombreuses et le « handicap » dont elles souffrent, catégories qui seront au cœur de la critique de l’inégalité des chances. Alain Girard, en 1953, dénonce ce handicap en ce qu’il nuit à une distribution des personnes conforme à un ordre eugénique, les « mieux-doués » risquant de ne pas accéder aux positions sociales qui devraient être les leurs.

« Il importe que les mieux doués puissent accéder à une haute culture, quel que soit le niveau de leur famille. […] La sélection des meilleurs est loin d’être réalisée. La très faible proportion des enfants d’ouvriers qui poursuivent leurs études a souvent été dénoncée, notamment dans Population ». (Alain Girard, « L’orientation et la sélection des enfants d’âge scolaire dans le département de la Seine »,Population,n°1, 1953,p.650)

Alain Girard avec Henri bastide reprennent une distinction qui allait fonder plus tard la sociologie de la reproduction sociale : celle de l’influence économique et « psycho-sociale », ou culturelle.

C’est encore Alain Girard qui réalise en 1959 une enquête sur « le choix du conjoint ». Il s’intéresse aux travaux visant à démontrer que le choix du conjoint permet de compenser les effets, néfastes sur la qualité de la population, de l’hérédité et des inégales fécondité. Ce thème, avant d’être relié à la mobilité sociale, à l’égalité des chances ou à la reproduction de la stratification sociale, était lié à la question eugénique de la transmission héréditaire de la qualité.

« Les futurs conjoints peuvent choisir leur partenaire parmi des personnes qui leur ressemblent, ou bien éviter d’épouser des personnes qui ont des caractères communs avec eux, physiques ou psychologiques. Dans un cas comme dans l’autre, choix positif ou choix négatif, la distribution des gènes dans la population se trouve affectée, et les caractères qui se transmettent par l’hérédité ne se répartissent pas de la même manière au cours des générations successives.» (Alain Girard « Le choix du conjoint. Une enquête psycho-sociologique en France », Cahiers de l’INED, n°70, Paris 1974)

Dans La réussite sociale en France, ses caractères, ses lois, ses effets publié en 1961, Alain Girard inclue également une étude sur « les hommes illustres et la qualité des personnalités les plus éminentes » qui rejoint les travaux de Galton. Dans le même numéro, il critique « l’inertie sociale » (autre nom de la reproduction) animé par « une volonté de justice » et écrit ces lignes aux forts accents « bourdieusiens » :

« C’est au sein de la famille, par une sorte de mimétisme naturel, que l’enfant acquiert, en fait de langage comme en fait de manières, tout ce que plus tard il saura sans avoir besoin de l’apprendre. C’est en elle que se forme d’abord sa personnalité sociale, que se révèlent ses tendances et ses aspirations, et que s’éveille sa vocation. Les goûts et les capacités offrent pour une part un reflet de l’ambiance familiale. Par là s’expliquerait la transmission héréditaire des professions que nous avons décelée ; le fils du médecin ou du professeur est déjà un peu médecin ou professeur sans parler des facilités que lui donneront plus tard les relations familiales.»(pp.352-353)

Girard regrette cette situation, puisqu’il écrit dans le même ouvrage :

« Il y a donc un véritable scandale à ce que tous les meilleurs de toutes les classes ne puissent arriver également. Une amélioration n’est possible que par un changement des structures et par la suppression des classes. » (Alain Girard, La réussite sociale en France, ses caractères, ses lois, ses effets, Travaux et documents, n°38 , Paris, INED-PUF, 1961, p.350)

Girard introduit pour expliquer cette reproduction la notion de capital intellectuel : « le succès des enfants des familles bourgeoises représente comme l’utilisation d’un capital intellectuel développé et accumulé aux cours de générations successives. »

La notion de stratégie fait également son apparition à travers « les mécanismes de conservation sociale ». Alain Girard et Henri Bastide décrivent ainsi l’orientation scolaire :

« Les visées des familles reproduisent en quelque sorte la stratification sociale, telle d’ailleurs qu’elle se retrouve dans les divers genres d’enseignement […]. La réussite scolaire et l’orientation des enfants vers les différents ordres d’enseignement [obéissent] à un déterminisme résultant de la stratification sociale. Chaque famille offre un reflet du milieu auquel elle appartient, et son influence apparaît prépondérante sur le développement des enfants.[…] Le niveau de vie, ou l’argent, n’est pas seul en cause. A égalité d’aptitude ou à égalité de valeur scolaire, l’ambiance culturelle de la famille, et son niveau d’aspiration favorisent les enfants des milieux sociaux élevés par rapport à ceux des autres milieux. »

Alain Girard et Henri Bastide, « La stratification sociale et la démocratisation de l’enseignement », Population,n°3, juillet-septembre 1963pp.458-,471-472

La notion de capital intellectuel de Girard présente des similitudes avec celle de capital culturel de Bourdieu et Passeron. Celles-ci résident en particulier dans la distinction entre les deux types de ressources, économiques et culturelles.

Elle s’expliquent lorsque l’on examine la genèse de la pensée de Bourdieu. Dans l’ouvrage collectif Le partage des bénéfices, le titre de la quatrième partie reprend le terme d’Alain Girard et Henri Bastide : « les mécanismes de la conservation ». Dans le chapitre de cette partie que Bourdieu consacre à la « Transmission de l’héritage culturel », il fait référence aux travaux d’Alain Girard et Henri Bastide. Par le vocabulaire utilisé, il s’agit d’un article de transition entre la démographie « qualitative » et le Bourdieu de la reproduction (à venir) :

« Le système scolaire est un des facteurs les plus efficaces de conservation sociale en ce qu’il fournit l’apparence d’une légitimation aux inégalités sociales et qu’il donne sa sanction à l’héritage culturel, au don social traité comme don naturel ». (Pierre Bourdieu « La transmission de l’héritage culturel », in DARRAS, Le partage des bénéfices. Expansion et inégalités en France, Paris, éditions de Minuit, 1966)

Citant l’article de Paul Clerc paru dans Population sur « La famille et l’orientation scolaire au niveau de la sixième » il commente : « C’est le niveau culturel du groupe familial qui entretient la relation la plus étroite avec la réussite scolaire de l’enfant. » De même, il mentionne les observations d’Alain Girard et Henri Bastide sur « les appréciations de l’instituteur qui, lorsqu’il joue le rôle de conseiller, prend en compte, consciemment ou inconsciemment, le milieu social de l’élève. »

Si les analyses convergent, les jugements se distinguent. Alors que Girard ne trouve pas scandaleux à ce que le capital intellectuel acquis dans la famille se situe dans le prolongement d’un capital génétique, Bourdieu et Passeron, qui ont publié Les héritiers en 1964, font apparaître ce capital pour dénoncer le rôle joué par l’école dans la légitimation des positions de domination et le mythe de la mobilité. Les tables de mobilité sont traitées comme des tables de reproduction.

Reconnaître la distinction biologique/social, ou la soumettre à nouveaux frais au débat, est une chose. Encore faut-il à un moment rompre avec une position d’équilibriste et argumenter dans un sens. C’est ce que fit le statisticien de l’INSEE, Michel Praderie, dans un autre article du même volume : « Héritage social et chances d’ascension ».  Il reprend tout d’abord le problème en termes somme toute très classiques :

« L’inégalité des “dons initiaux” recouvre d’une part l’inégalité qu’on pourrait appeler biologique et qui tient aux qualités intellectuelles ou physiques et d’autre part l’inégalité socialement conditionnée qui tient à des attitudes différentes devant l’école, à un réseau de relations plus ou moins important et à un capital économique et culturel plus ou moins considérable. »p.330

En revanche, s’inspirant des travaux du centre de sociologie européenne dirigé par Bourdieu, il prend partie pour le second terme :

«  En fait, de récentes études […] montrent qu’il n’y a pas indépendance entre les deux aspects mais qu’au contraire les qualités considérées comme intrinsèque sont très fortement marquées par le milieu familial. »

Ainsi, bien que puisant, autant par sa problématique de fond – la reproduction héréditaire des positions sociales – que par certains des concepts mis en œuvre – rôles respectifs de l’inné et de l’acquis dans la structure sociale, des gènes et de l’éducation– Bourdieu et son équipe rompent finalement avec la tradition parvenue via l’INED pour se réapproprier sociologiquement une problématique qu’une tradition nationale avait abandonné aux démographes.

3. Les durkheimiens face à la problématique de l’hérédité

Cuin (1995) a expliqué de quelle manière et pour quelles raisons ceux-ci ne se sont pas emparés de la problématique de la mobilité sociale, à l’exception de Paul Lapie, engagé dans la réforme et la promotion de l’école. En revanche, la problématique de la reproduction, à travers le problème posé par le régime des castes et celui du type de stratification sociale, les a amené à récuser certaines thèses.

Dans le chapitre 4 du livre 2 de La division du travail social, il traite de l’hérédité comme d’un « facteur secondaire ». Il attache cependant une importance considérable aux « goûts et aptitudes » que les individus « reçoivent en naissant » et qui « les prédisposent plus à certaines fonctions qu’à d’autres ». Il emploie –nous ne sommes qu’en 1893– le terme de race comme équivalent de « aïeux » ou de « ancêtres » : c’est un indicateur généalogique, et non biologique.

C’est cette persistance du passé dans le présent qui le préoccupe, et ce seront aussi les préoccupations de Mauss et de Bourdieu. Il présente d’emblée cette problématique en terme de problème de reproduction : « En tant que nous ne faisons que reproduire et que continuer nos ancêtres, nous tendons à vivre comme ils ont vécu, et nous sommes réfractaires à toute nouveauté. »

L’hérédité est ici à prendre dans son sens biologique : Durkheim se fait donc imposer les termes du débat qui oppose le biologique au social, l’inné à l’acquis. Or si l’hypothèse de l’hérédité des professions était retenue, on ne pourrait expliquer l’approfondissement de la division du travail, qui se fait à la fois par division (d’une même profession) et multiplication (plus les professions se divisent, plus elles sont nombreuses) mais aussi par soustractions et ajouts : « Ainsi, plus grande est la part de l'hérédité dans la distribution des tâches, plus cette distribution est invariable ; plus, par conséquent, les progrès de la division du travail sont difficiles, alors même qu'ils seraient utiles. ».

Pourtant, l’hérédité n’est pas nécessairement sans effet sur toutes les sociétés humaines : c’est le cas des sociétés indifférenciées, où n’importe quelle fonction peut être prise en charge par n’importe qui. En revanche, « aussitôt que la division du travail apparaît d'une manière caractérisée, elle se fixe sous une forme qui se transmet héréditairement ; c'est ainsi que naissent les castes. » Durkheim illustre son propos par l’exemple de l’hérédité des fonctions sacerdotales chez les juifs, du fonctionnariat chez les patriciens romains. 

Il y a donc une différence de degré entre les classes et les castes, qui ont un même fondement : l’hérédité des positions.

Mais il y a là un paradoxe : comment pourrait-on déduire l’existence héréditaire, ou biologique, des classes, d’une origine sociale, et plus encore, d’un changement social ? C’est que, nous dit Durkheim, il y a d’autres causes, en premier lieu la fonctionnalité du système des castes (ou des classes) qui répondent à des besoins sociaux . Allant plus loin, il va jusqu’à expliquer le changement social par une « discordance » entre l’hérédité des positions et la capacité des membres de chaque classe ou caste à remplir effectivement ces fonctions. Une phrase résume assez bien l’importance que Durkheim attribuait à la reproduction à une certaine étape du développement des sociétés :

« La rigidité des cadres sociaux ne fait donc qu'exprimer la manière immuable dont se distribuaient alors les aptitudes, et cette immutabilité elle-même ne peut être due qu'à l'action des lois de l'hérédité. »Rigidité, cadre, immuable, immutabilité, hérédité : le rapprochement de ce vocabulaire insiste sur une représentation des sociétés immobiles, qui se reproduisent.

Le rôle dévolu à l’éducation est relativisé : elle ne s’exerce avec efficacité que si elle va dans le même sens que l’hérédité. Autrement dit : une éducation de chef ne fera des chefs qu’avec des fils de chefs ; en revanche, une éducation sacerdotale donnée au même ne produira que de médiocres prêtres.

Les observations menées sur la transmission héréditaire des professions sont nombreuses. Mais ajoute Durkheim, « dans beaucoup de sociétés inférieures, les fonctions se distribuent d'après la race », « dans ces sociétés, le progrès est lent et difficile. Pendant des siècles, le travail reste organisé de la même manière, sans qu'on songe à rien innover. »

Pour que la division du travail puisse se développer, « il a fallu que les hommes parvinssent à secouer le joug de l'hérédité, que le progrès brisât les castes et les classes ».

Constat paradoxal : parce qu’on ne voit pas, dès lors, s’il existe une telle force de l’immuable, quelle action volontariste pourrait trouver son principe pour secouer ce joug.  Quelle est la source de cette remise en cause de l’hérédité ? Le fait que « des modes nouveaux d'activité se sont constitués », ce qui n’explique rien quant aux conditions d’apparition –voire aux causes– de ces dernières.

Durkheim renvoie aux tables de reproduction de Galton, qu’il connaît donc. Mais il en conteste la portée : celles-ci ne prouvent rien quant au caractère héréditaire de la transmission.

Célestin Bouglé

S'il mérite une place de choix dans l'histoire des idées, c'est aussi en raison de son combat contre la philosophie des races. Dans le contexte de l'affaire Dreyfus, les divergences avec Durkheim passeront au second plan et Bouglé apparaîtra comme un infatigable propagandiste de la conception durkheimienne du lien social. Il contribuera ainsi à priver de fondements solides la sociologie naturaliste, en particulier sous son occurrence anthroposociologique, dont le projet, au tournant du siècle, était parfaitement crédible.

Il écrit en mai 1897, dans la Revue de métaphysique et de morale, un article décisif consacré à la réfutation des thèses de l’école anthroposociologique, également dite “anthropologique”.

Dans le livre 1 de son livre sur La démocratie devant la science, Célestin Bouglé s’en prend aux successeurs sociaux de Lamarck. L’enjeu en est l’origine et la persistance du système des castes. S’interroger sur l’hérédité biologique, c’est donc s’interroger sur les principes au fondement de la stratification sociale (d’un principe ordonné de différenciation) et de sa reproduction.

Toute l’ambiguïté repose sur le fait que la théorie de « l’hérédité des caractères acquis » attribuée à Lamarck ne vient pas de celui-ci mais de Aristote et jusqu'à August Weismann qui à la fin du XIXe siècle la rejettera plus pour des raisons théoriques qu'il ne la réfutera expérimentalement. Lamarck n'a, pas plus que ces prédécesseurs, théorisé cette transmission, il n'a fait que l'intégrer à sa propre théorie de l'évolution. Par contre, c'est Charles Darwin dans La variation des animaux et des plantes sous l'effet de la domestication (1868) qui théorisera cette transmission des caractères acquis.

Bouglé s’en prend à l’anthroposociologie qui part des caractéristiques des races pour expliquer voire justifier, les différenciations d’aptitude et de classements sociaux qui en résultent. Il discute « philosophiquement », dit-il, les thèses qui voient dans l’hérédité des professions une preuve de l’amélioration par la sélection.

Maurice Halbwachs

Si les Durkheimiens critiquaient les organicistes et les anthroposociologues, ils avaient plus de mal avec les eugénistes. (De La Gorce, 1991) Durkheim et Halbwachs utilisaient les travaux de Galton : ainsi la régression vers la moyenne que Durkheim appelle le « retour vers la médiocrité », lui permet de justifier le peu d’importance accordée aux caractères individuels et le recours à la notion de moyenne.

De même, Halbwachs légitime les pratiques eugénistes, lorsqu’elles permettent d’améliorer l’espèce humaine. Mais ces concessions à l’eugénisme ont pour cadre la condamnation du biologisme comme principe unique d’explication des phénomènes sociaux. 

En conclusion, Le thème de l’hérédité biologique a longtemps exercé un effet d’attirance-répulsion. Répulsion, parce que la sociologie ne pouvait se construire qu’en rupture avec le déterminisme biologique. Attirance, parce que de nombreuses concessions étaient faites (du type : « les trois-quarts sont sociaux, mais…). Cette problématique se prolonge dans la théorie de l’héritage culturel, en se débarrassant peu à peu de ses oripeaux biologisants.

4. Bourdieu et Passeron : l’école comme moyen de reproduction des structures sociales

« En déléguant toujours plus complètement le pouvoir de sélection à l’institution scolaire, les classes privilégiées peuvent paraître abdiquer au profit d’une instance parfaitement neutre le pouvoir de transmettre le pouvoir d’une génération à l’autre et renoncer ainsi au privilège arbitraire de la transmission héréditaire des privilèges. Mais, par ses sentences formellement irréprochables qui servent toujours objectivement les classes dominantes, puisqu’elles ne sacrifient jamais les intérêts techniques de ces classes qu’au profit de leurs intérêts sociaux, l’Ecole peut mieux que jamais et, en tout cas, de la seule manière concevable dans une société se réclamant d’idéologies démocratiques, contribuer à la reproduction de l’ordre établi, puisqu’elle réussit mieux que jamais à dissimuler la fonction dont elle s’acquitte. Loin d’être incompatible avec la reproduction de la structure des rapports de classe, la mobilité des individus peut concourir à la conservation de ces rapports, en garantissant la stabilité sociale par la sélection contrôlée d’un nombre limité d’individus, d’ailleurs modifiés par et pour l’ascension individuelle, et en donnant par là sa crédibilité à l’idéologie de la mobilité sociale qui trouve sa forme accomplie dans l’idéologie scolaire de l’Ecole libératrice. »

(La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Minuit, 1970 p.205-206)

Ce texte illustre le passage d’une théorie de la reproduction des positions à celle des rapports sociaux, c’est-à-dire des structures. En définitive, celle-ci n’est plus visible que pour dissimuler celle-là. C’est donc la seconde, la moins visible, qui selon une certaine acceptation de l’épistémologie bachelardienne (il n’y a de science que du caché) serait le véritable objet de la science.

Pour Bourdieu et Passeron (1970) la reproduction qui caractérise la société française est imputée au système scolaire, qui loin d’assurer l’égalité des chances et de favoriser la mobilité sociale, fonctionnerait comme un dispositif de transformation de l’héritage social en statuts socio-professionnels. L’école reproduit la structure sociale parce qu’elle traduit les inégalités sociales de départ en inégalités scolaires. De manière complémentaire, chez Baudelot et Establet (1971) le résultat est atteint parce que les inégalités scolaires se traduisent en inégalités sociales .

Pour l’une ou l’autre thèse, l’école est conçue comme l’instrument de la reproduction sociale, c’est-à-dire de la translation intergénérationnelle des inégalités sociales, et par suite, de la structure sociale.

 

5. La reproduction du point de vue épistémologique

Nous avons vu successivement la reproduction des positions à l’intérieur de la structure (de chaque élément de la structure), puis celle de la structure elle-même. Nous avons vu que si ce paradigme est redevable aux marxistes, ces travaux sont, malgré les assauts d’orthodoxie au maître, loin d’être cohérents. Toutefois, nous avons vu que, débarrassés des oripeaux révolutionnaristes, une analyse en termes de conflits et de domination peut être féconde en terme d’intelligibilité, c’est-à-dire heuristique, tout en restant éminemment discutable. Finalement, l’explication de l’émergence de l’Etat et des classes par le rôle des aînés dans la circulation des femmes entre clans n’est pas nécessairement éloignée de celle de Clastres, qui lie leur émergence à celle d’un surplus, et surtout de la nécessité de son partage : c’est lorsque la question de celui-ci se pose (qu’il s’agisse de femmes ou de biens) qu’apparaissent et le pouvoir et la différenciation sociale.  Si l’abondance naît dans la sphère de la production, c’est donc celle de la circulation qui pose problème : en elle se situe le nœud du changement social primitif entre sociétés lignagères et sociétés différenciées (pour prendre une caractérisation certes maladroite, mais qui en vaut bien d’autres).

Il nous reste à voir désormais la question de la reproduction comme mode d’entrée sociologique dans le social, comme mode d’intelligibilité des processus sociaux. Alors que la première question se posait sous forme méthodologique (les tableaux à double entrée), la seconde sous forme paradigmatique (la manière dont se reproduit la structure de classe), la troisième est davantage d’ordre épistémologique : à quelles conditions le social nous devient-il intelligible. C’est donc la question du permanent, de « l’invariant », du commun à toutes les sociétés humaines qui se pose, et la manière de le distinguer, de le qualifier, de l’approcher.

Une précision préalable s’impose : les trois niveaux sont connexes, communiquent, au point où la question de la pertinence d’une telle distinction se pose. Bourdieu l’a-t-il lui-même posée en ces termes ? je ne le pense pas, les trois étant étroitement imbriqués. Ainsi deux modèles peuvent s’opposer tout en restant chacun cohérent :

  1. La reproduction s’effectue dans la structure, et à chaque niveau de la structure ; par suite celle-ci se reproduit à l’identique, sa reproduction mécanique n’étant que celle de chacune de ses composantes.
  2. A l’inverse : malgré la reproduction de chaque élément, la structure dans son ensemble est portée par sa dynamique propre : ainsi la paysannerie parvient-elle, jusqu’à un certain point, à se reproduire ; mais les gains de productivité agricoles la condamnent, de l’extérieur, à dépérir. Ce qui est permanent se situe à un autre niveau que la différenciation socioprofessionnelle : ce peut-être dans la règle de l’alliance et de la transmission matérielle et symbolique des générations.

 

Il ne s’agit là que d’un rappel destiné à éviter tout dogmatisme, qui ne serait qu’un automatisme (un seul type d’approche, qu’il soit épistémologique – de l’ordre de la connaissance – ou réaliste –  la différenciation structurelle existant dans la réalité elle-même).

Mais le chapitre que nous commençons ne traitera que du niveau pertinent de ce que le sociologue doit saisir comme permanent, et de la manière conceptuelle – il ne peut ici s’agir de mesure – de ce qu’il peut saisir. Pour cela, chaque auteur sera présenté, de manière sans doute un peu dogmatique –car simplificatrice– sous la forme de « tout est », qui reprend le concept le plus central de chacun.

 « Tout est économique » : Marx et  Engels

Voulant remettre la dialectique hégélienne sur ses pieds à l’aide du matérialisme de Feuerbach (lui-même considéré comme « mécaniste », c’est-à-dire non dialectique, ou ne faisant aucune part aux contradictions comme moteur du changement) Marx et Engels en viennent à distinguer deux niveaux : l’économique, ou infrastructure, qui est le socle matériel sur lequel vient s’élever l’idéel (idéologies, représentations, institutions juridiques…). Les rapports entre l’un et l’autre niveau n’ont jamais été faciles à caractériser autrement que sous forme « dialectique », c’est-à-dire de va-et-vient et de rétroaction, avec un primat pour le matériel, « instance déterminante en dernière instance». Ce qui caractérise l’œuvre de Marx, et qui explique son investissement dans son œuvre majeure, le capital, c’est le caractère universel, de cette distinction et de cette hiérarchie. Si Marx se voulait « socialiste scientifique » et non sociologue (c’eût été anachronique), c’est bien une anthropologie qu’il affirme ici fonder :

« Je saisis cette occasion pour dire quelques mots d'une objection qui m'a été faite par un journal allemand-américain à propos de mon ouvrage : Contribution à la critique de l'économie politique, paru en 1859. Suivant lui, mon opinion que le mode déterminé de production et les rapports sociaux qui en découlent, en un mot que la structure économique de la société est la base réelle sur laquelle s'élève ensuite l'édifice juridique et politique, de telle sorte que le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle — suivant lui, cette opinion est juste pour le monde moderne dominé par les intérêts matériels mais non pour le Moyen Age où régnait le catholicisme, ni pour Athènes et Rome où régnait la politique. Tout d'abord, il est étrange qu'il plaise à certaines gens de supposer que quelqu'un ignore ces manières de parler vieillies et usées sur le Moyen Age et l'Antiquité. Ce qui est clair, c'est que ni le premier ne pouvait vivre du catholicisme, ni la seconde de la politique. Les conditions économiques d'alors expliquent au contraire pourquoi là le catholicisme et ici la politique jouaient le rôle principal. La moindre connaissance de l'histoire de la République romaine, par exemple, fait voir que le secret de cette histoire, c'est l'histoire de la propriété foncière. D'un autre côté, personne n'ignore que déjà don Quichotte a eu à se repentir pour avoir cru que la chevalerie errante était compatible avec toutes les formes économiques de la société. »

Le capital, livre 1, Section I : Marchandise et monnaie, note de bas de page (1867)

Voilà pour la place de l’économique. Mais le mouvement des sociétés, ce que nous nommons depuis le changement social, peut-il s’expliquer également par un principe simple et univoque ? l’extrait qui suit est à ce propos sans ambiguïté :

« Les faits nouveaux obligèrent à soumettre toute l'histoire du passé à un nouvel examen et il apparut que toute histoire passée, à l'exception des origines, était l'histoire de luttes de classes, que ces classes sociales en lutte l'une contre l'autre sont toujours des produits des rapports de production et d'échange, en un mot des rapports économiques de leur époque; que, par conséquent, la structure économique de la société constitue chaque fois la base réelle qui permet, en dernière analyse, d'expliquer toute la superstructure des institutions juridiques et politiques, aussi bien que des idées religieuses, philosophiques et autres de chaque période historique. Hegel avait libéré de la métaphysique la conception de l'histoire, il l'avait rendue dialectique, mais sa conception de l'histoire était essentiellement idéaliste. Maintenant l'idéalisme était chassé de son dernier refuge, la conception de l'histoire; une conception matérialiste de l'histoire était donnée et la voie était trouvée pour expliquer la conscience des hommes en partant de leur être, au lieu d'expliquer leur être en partant de leur conscience, comme on l'avait fait jusqu'alors. »

Friedrich Engels Socialisme utopique et socialisme scientifique-1880 Chapitre II

 « Tout est famille » : Frédéric Le Play ( 1806-1882).

La famille forme « la véritable molécule sociale ». Elle n'est pas un groupement artificiel ou éphémère ; pendant que tout passe, elle demeure elle relie les générations successives. En prolongeant, en perpétuant l'individu, elle est, suivant la belle expression de Taine, « le seul remède à la mort ».

Les familles à étudier sont les plus simples  parce qu'elles conservent les types caractéristiques, altérés ailleurs sous l'influence des croisements et des courants, auxquels est due la formation des sociétés modernes.

L'armature de ces études sera le budget domestique. Comme chacun des actes de la famille finit par aboutir à une recette ou à une dépense, son budget la dissèque et livre aux observateurs le secret de sa situation à la fois matérielle et morale.

Il en a dressé des «monographie de famille »,  pour la plupart des pays de l'Europe, en les coulant toutes dans le même moule, de manière à les rendre comparables. Les Ouvriers européens, publiés en 1855, en contenaient 57 ; depuis il a dépassé la centaine.

Il a voulu démontrer, l’influence qu'exerçait la diffusion de la petite propriété sur la stabilité, la prospérité et la paix sociale Il se complaisait dans le tableau de ces « familles-souches », qu'il avait observées dans les divers pays de l'Europe et dont les derniers spécimens.

Voici, dans les extraits suivants, comment il distinguait trois types principaux de famille LLa Réforme sociale en France déduite de l’observations comparée des peuples européens, Commissaire général aux Expositions universelles de 1855 et 1862, Paris, Henri Plon, 1864. , chap. III.)

 « On y peut distinguer, au point de vue le plus général, deux types extrêmes, la famille patriarcale et la famille instable, puis un type intermédiaire, la famille-souche. »

« Le premier type de familles est commun chez les pasteurs de l'Orient, chez les paysans russes et chez les Slaves de l'Europe centrale. Le père y conserve près de lui tous ses fils mariés, et il exerce sur eux et sur leurs enfants une autorité fort étendue. Sauf quelques objets mobiliers, les propriétés restent indivises entre tous les membres. Le père dirige tous les travaux et cumule, sous forme d'épargne, les produits non réclamés par les besoins journaliers de la famille. »

Le second type, celui de la famille instable, domine maintenant chez les populations ouvrières soumises au nouveau régime manufacturier de l'Occident ; il se propage, en outre, chez les classes riches sous un ensemble d'influences, au premier rang desquelles figure celle du partage forcé. La famille, constituée par l'union de deux époux, s'accroît d'abord par la nais­sance des enfants ; elle s'amoindrit ensuite à mesure que ceux-ci, dégagés de toute obligation envers leurs parents et leurs proches, s'établissent au dehors en gardant le célibat ou en créant une famille nouvelle ; elle se dissout enfin par la mort des parents, ou, en cas de mort, prématurée de ceux-ci, par la dispersion des enfants mineurs. Chaque enfant dispose librement de la dot qu'il a reçue en quittant la maison paternelle ; et dans tous les cas, il jouit exclusivement des produits de son travail. »

 

« le  paysan à famille-souche, possédant un domaine transmis intégralement de génération en génération, cultivant cet héritage avec le concours d'un personnel nombreux, et dispensé à la fois, de prendre des salariés à son service et de chercher pour lui-même ou pour les siens du travail au dehors. L'unité qui existe et qui se perpétue dans la famille-souche entraîne comme conséquence l'unité du type agricole ; aussi, partout où ce régime est en vigueur, en plaine comme en montagne, sur les plateaux comme dans les vallées, retrouve-t-on les mêmes traits essentiels pour la configuration du domaine et pour l'organisation du travail. »

Mais Le Play ne se situait pas que dans une perspective de recherche, il se voulait aussi normatif, et prescripteur. S’il expose les formes familiales, c’est pour mettre en valeurs leurs qualités respectives, et, en exprimant vers laquelle allait sa préférence, conseiller le législateur :

« En décrivant ci-dessus, à propos de la loi ab intestat, le troisième type, j'ai assez indiqué qu'il réunit les avantages et évite les inconvénients propres aux deux premiers. La famille-souche se montre supérieure aux autres par deux traits fort apparents ; elle se développe spontanément partout où la liberté testamentaire, appuyée sur de sages coutumes de transmission intégrale, fait prévaloir la volonté des parents ; elle reste chère même à ceux qui vont au loin chercher fortune avec leur dot. En cas de mort prématurée de l'héritier-associé, ces derniers sont toujours prêts à renoncer à une perspective brillante et à revenir au foyer natal pour combler le vide qui s'y est fait. Ce régime peut s'établir sous les influences traditionnelles de la vie patriarcale, mais il n'acquiert toute sa fécondité qu'avec la liberté religieuse et la propriété indi­viduelle. Il satisfait à la fois ceux qui se complaisent dans la condition où ils sont nés, et ceux qui veulent s'élever dans la hiérarchie sociale par des tentatives aventureuses. À ces divers titres, il concilie, dans une juste mesure, l'autorité du père et la liberté des enfants, la propension à la nouveauté et le respect de la tradition. »

La Réforme sociale en France déduite de l’observations comparée des peuples européens, Commissaire général aux Expositions universelles de 1855 et 1862, Paris, Henri Plon, 1864.

Deux remarques s’imposent alors :

a. Sa visée scientifique ne se veut pas relative, ainsi que le démontre l’extrait suivant : « La famille, considérée dans son principe essentiel, est, comme la religion et la propriété, une institution immuable, mais, comme elles aussi, elle subit dans la forme des modifications considérables.»

Comme les autres auteurs étudiés dans cette partie, il prétend à l’universalité de son objet, c’est pourquoi il s’agit d’une démarche épistémologique, de l’ordre de la connaissance générale : manquer son objet, c’est manquer le social lui-même.

b. Sa sociologie ne fut pas stérile, comme pourrait nous le faire croire le succès de l’école durkheimienne : elle a fondé les recherches d’Emmanuel Todd, qui reçoivent un écho certain. Elle est toujours à l’origine d’un programme mondial de recherche sur les formes familiales.

 « Tout est imitation » : Jean-Gabriel de Tarde (1843-1904)

 Il fut le concurrent d’Émile Durkheim lors des premiers débats fondant la naissance de la sociologie moderne : il est célèbre notamment pour avoir écrit les Lois de l’imitation(1884) , qui expliquent les comportements sociaux par des tendances psychologiques individuelles.

Tarde propose une théorie de l’inter-individualité plutôt que du groupe social, s’accordant ainsi avec l’individualisme méthodologique qui se développe en parallèle des années d’hégémonie durkheimienne.

Tarde propose deux notions pour expliquer les mouvements sociaux : l’imitation et l’invention. Chacun imite ce qu’il admire, ce qu’il juge bon et capable de lui servir de modèle, mais agence, de manière originale, par leur mélange, les imitations choisies à plusieurs sources. Ainsi l’Histoire se présente comme une succession de flux imitatifs différents, une succession de modèles aptes à susciter une imitation par un grand nombre d’individus. C’est un jeu de miroir qui est au cœur de la vie en société, dans le sens où chaque fois on est juge et jugé, face aux autres et les autres face à nous, de sorte que naturellement on en vient à faire comme l’autre, pour que lui se reconnaisse en vous et inversement, vous en lui, pour que cette vie en société, en somme, soit cohérente et possible, partage de points communs et non opposition de dissemblances – relation où même la tendance à l’opposition devient point commun : « Deux choses opposées, inverses, contraires, ont pour caractère propre de présenter une différence qui consiste dans leur similitude même, ou, si l'on aime mieux, de présenter une ressemblance qui consiste à différer le plus possible » (L’opposition universelle : essai d'une théorie des contraires, 1897).

A la base de l’imitation et de l’invention, qui sont des actes, des processus, Tarde place la croyance et le désir, qui sont des caractères psychologiques individuels: « La croyance et le désir : voilà donc la substance et la force, voilà aussi les deux quantités psychologiques que l'analyse retrouve au fond de toutes les qualités sensationnelles avec lesquelles elles se combinent ; et lorsque l'invention, puis l'imitation, s'en emparent pour les organiser et les employer, ce sont là, pareillement, les vraies quantités sociales » (in Les lois de l'imitation (1890). Tarde dit encore, dans Essais et mélanges sociologiques:

« Ma pensée à cet égard se résume dans le double énoncé suivant, qu'il serait trop long de développer : 1• Au fond des phénomènes, quels qu’ils soient, l'analyse poussée à bout ne découvre jamais que trois termes irréductibles, la croyance, le désir, et leur point d'application, le sentir pur, - extrait, par abstraction et hypothèse, de l'amas de propositions et de volitions où il se trouve engagé. 2• Les deux premiers termes sont les formes ou forces innées et constitutives du sujet, les moules où il reçoit les matériaux bruts de la sensation. Ce sont les deux seules catégories auxquelles on n'ait pas songé, probablement parce qu'elles sautaient aux yeux, et les deux seules qui, je crois, méritent ce nom ».

La sociologie de Tarde est une microsociologie, en ce sens qu’elle repose sur des mécanismes psychologiques individuels.

Par croyance Tarde entend désigner le crédit qu’un individu peut porter à un ensemble de représentations, à une personne qui les véhicule, à un système de valeur particulier. C’est la croyance qui permet l’imitation ; et c’est le désir qui permet l’invention, puisque par désir il s’agit d’indiquer le réinvestissement des différentes croyances qui se confrontent, en un mouvement perpétuel, la croyance nourrissant le désir, qui lui-même la nourrit.

Selon Tarde, l'imitation opère selon deux lois fondamentales : d’abord, croyance et désir sont des spécificités psychologiques individuelles, c'est-à-dire que leur propagation, à travers l’imitation, se fait de l’intérieur vers l’extérieur, de la pensée aux actes ; ensuite, le mouvement se fait des élites vers le peuple, d’individus supposés en haut de la hiérarchie sociale (savants, artistes, éminences spécialistes), vers le bas de la société, classes supposées inférieures (ouvriers, individus non qualifiés).

Tarde compare ce processus à une « sorte de château d'eau social d'où la cascade continue de l'imitation doit descendre ». Et si l’élite d’une société, au sommet du « château d’eau », ne propose plus de nouveauté et reste sur ses anciennes « inventions », entendues au sens de Tarde, devenues croyances, traditions pour les « imitants » des classes populaires, alors « on peut dire que sa grande œuvre est faite et son déclin avancé » .

« Le lien social a donc trois composantes selon Tarde : l'imitation, l'opposition et l'adaptation », ainsi que le résume Denis Touret. Il s’agit de dire ici que le processus imitation - invention est un processus problématique : les flux imitatifs sont contradictoires, et leur accord, qui correspond à une relative stabilité de la société, ne se fait pas sans qu’il y ait lutte, résistance des modèles anciens aux modèles nouveaux. Mais il y a adaptation : de la lutte entre flux imitatifs différents, il ne résulte pas de victoire radicale de l’un sur l’autre, mais un compromis, un mélange, qui est lui, pleinement nouveau – jusqu’à ce qu’un nouveau modèle vienne le concurrencer…

L’imitation forme pour Tarde un cycle, où elle fait d’abord face à une résistance avant qu’il y ait adaptation. Lorsqu’une civilisation en imite une autre, la résistance sera plus grande et l’imitation subira de plus grandes transformations.

Dans sa théorie, Tarde laisse peu de place à l’autonomie. Chaque découverte ou métier provient d’une analogie avec une découverte précédente qui en copie un principe commun. Par exemple, à partir d’un premier échange de biens, d’autres échanges ont pu avoir lieu jusqu’au développement de l’économie moderne.

Son influence reste prégnante chez de nombreux auteurs, aux Etats-Unis où il est perçu comme l’un des fondateurs de la psychologie sociale, mais aussi en France, notamment chez Gilles Deleuze. Tarde est par ailleurs fréquemment l’objet de redécouvertes universitaires. D’une certaine manière, René Girard, théoricien de l’importance du « bouc émissaire » dans la conjuration de la violence au sein des sociétés par elle-même, réfère à cette sociologique en faisant du « double mimétique » le principal danger qui menace les sociétés de l’intérieur.

« Tout est volume, institutions, valeurs » : Les Durkheimiens

Durkheim pensait pouvoir distinguer trois branches particulières de la sociologie correspondant à trois niveaux ou étagements : la « morphologie sociale »,la « physiologie sociale » (comprenant toutes les manières collectives de faire », telles que les œuvres culturelles , les activités techniques, économiques et politiques) et la « psychologie sociale ».

La morphologie sociale  correspond à l’étude des « faits de structure » comme le territoire, la population, les instruments et objets... La physiologie sociale étudie les « faits de fonctionnement » correspondant aux institutions, systèmes de normes et de règles, accompagnant l’action sociale. La psychologie sociale s’occupe des « faits de représentation » comprenant les valeurs, les idéaux, les images.

Ainsi, chez Durkheim, trouve-t-on de la structure, du fonctionnement et du symbolique. Si la sociologie doit étudier simultanément les trois, le sociologue, en revanche, met l’accent, selon son terrain ou ses inclinations, vers l’une ou l’autre dimension : Si Durkheim et Halbwachs tendaient vers le premier pôle, Mauss tendait vers le troisième. Certains auteurs (Montgolfier-Ribeill , Eléments d’une conception dialectique du système social ») y ont vu trois niveaux de saisie du social : la société, la classe, l’individu.

« Tout est historicité » : Alain Touraine (né en 1925)

Selon Touraine, les sociétés ne se définissent pas par leur fonctionnement, mais par leur capacité à se transformer. Il appelle historicité l’action de transformation de la société par elle-même, « le travail sur le travail », ou encore la « créativité » d’une société. Elle est composée de deux éléments interdépendants :

  1. Un mode d’accumulation. Il esquisse, page 4 de Système et conflits, une typologie des modes d’accumulation qui se sont succédé dans l’histoire, du plus ancien (accumulation d’esclaves) au plus contemporain (accumulation scientifique). A chaque mode d’accumulation correspond un type déterminé de rapports de classes.
  2. Un modèle culturel : ni un système de valeur, ni une idéologie, mais une représentation symbolique de l’activité qui accompagne un mode d’accumulation déterminé. Plus ce mode est élémentaire, plus la créativité est faible, plus la représentation de celle-ci est « théorique » plutôt que « pratique ». « Plus on s’éloigne des sociétés industrielles, moins le travail se manifeste comme un système d ‘oeuvres

« Tout est agrégat d’intérêts » : Raymond Boudon

Boudon cherche, depuis les conduites des individus, à expliquer des phénomènes plus généraux parmi lesquels la mobilité sociale. En guerre contre toute approche « holiste », il affirme s’inspire de Simmel et Weber, tout en s’efforçant d’adopter une formalisation la plus mathématique possible.

Il n’y a donc pas de « social » à proprement parler, mais des agrégats. On reconnaît là l’influence d’une pensée économique libérale. Dès lors, les comportements des agents s’expliquent simplement : simples maximisateurs de leur intérêt, ils s’efforcent d’ajuster leurs conduites à un état donné, en réalité à la représentation qu’ils ont de cet état donné. Par exemple, les efforts consentis en matière d’investissement dans les études, seront fonction des coûts estimés et des gains espérés. Il y a donc retrait volontaires des jeunes issus des classes populaires face aux études, d’une part, et découragement face à ce que Boudon appelle le « Paradoxe d’Anderson » qui veut que la réussite scolaire ne se traduise pas nécessairement par une réussite sociale, ceci s’expliquant aisément par le fait que la structure sociale n’évolue pas au même rythme que la structure des diplômes.

Tout est structure : Claude Lévi-Strauss

C’est de la rencontre fortuite entre Lévi-Strauss et Roman Jakobson à New York en 1942 que nait le structuralisme. A l’origine, Lévi-Strauss ne cherchait dans la linguistique qu’un moyen de pallier ses insuffisances dans la notation des langues du Brésil central. En fait, il reçoit une conception qui lui permet de donner cohérence à sa pensée : les sociétés peuvent être étudiées de l’extérieur à partir de leurs langues, en rapport les unes avec les autres dans un fond commun à toute l’humanité. Ce fond commun ne peut être atteint que depuis un « phénomène négatif », que Saussure appelle « signe » et Jakobson «phonème zéro. »

Selon Saussure, le langage n’est pas constitué d’un assemblage de mots, mais de signes, unité du son (ou signifiant) et du sens (le signifié). C’est donc le rapport entre l’un et l’autre qui fixe le signe, ou la signification.

La langue est donc un système de signes. Saussure étudie non le rapport entre une langue et les choses, mais l’ensemble des rapports qui la constituent. C’est un système d’écarts différentiels, et c’est à partir de la totalité de ces rapports que le sens peut être établi. C’est cette étude que l’on appelle la « synchronie » : elle coupe le devenir de la langue pour étudier les rapports qui la constituent à un moment donné. Elle peut ensuite procéder en « diachronie », en observant comment ces rapports se conservent ou se transforment dans le temps.

Cette conception du signe comme arbitraire permettra à Lévi-Strauss d’expliquer la présence de certains rites, tout aussi arbitraires :le rapport entre le signifiant et le signifié varie selon les sociétés. Ainsi mouton en français désigne l’animal, mais « mutton » en anglais désigne la viande du « sheep ».

La position d’anthropologue de Lévi-Strauss l’amène à considérer les signes comme des « entités négatives » (vides a priori de sens) ce qui lui évite de projeter une signification sur les mots d’une langue. Cela lui permet de voir les relations positives qui donnent sens à ces signes dans une société donnée. L’anthropologie est donc une sémiologie, ou « science de la vie des signes dans une société », selon Saussure.

L’enseignement de Jakobson permet donc à Lévi-Strauss de préciser la thèse de Boas disant que l’anthropologie doit porter sur l’inconscient linguistique, commun à toutes les sociétés, un inconscient comparable à celui de Freud. Cette thèse ne conduit pas à trouver des formes communes (c’est-à-dire des systèmes d’opposition) à toutes les sociétés : les formes restent singulières à chacune d’entre elles ; ce qu’elles ont de commun, c’est l’existence primitive d’un phénomène négatif (le signe) et non un petit nombre de formes positives. Le structuralisme dépasse le formalisme en inscrivant les formes dans des contextes où elles fonctionnent différemment ; en approfondissant le mode d’existence de la forme comme entité négative et vide.

Lévi-Strauss a découvert Freud lorsqu’il fut introduit en France dans les années 20 et 30. Alors que Freud accordait de l’importance à la signification individuelle de l’inconscient, Lévi-Strauss accorde de l’importance au phénomène collectif.

Dans son « introduction à l’œuvre de Mauss », Lévi-Strauss utilise le concept d’inconscient pour désigner « un terrain qui est celui où l’objectif et le subjectif se rencontrent ». « un plan qui ne nous paraît pas étranger parce qu’il recèle notre moi le plus secret mais (beaucoup plus normalement) parce que, sans nous faire sortir de nous-même, il nous met en coïncidence avec des formes d’activité qui sont à la fois autres et nôtres, conditions de toutes les vies mentales de tous les hommes et de tous les temps. »(pp.XXX-XXXI)

Toutefois Lévi-Strauss adresse deux critiques à Freud : d’avoir voulu remonter à une explication historique (le meurtre originel du père) et d’avoir rapport cette explication à une donnée biologique (la rivalité entre les fils et le père pour la reproduction avec la mère).

 L’inconscient mobilise toujours à la fois plusieurs codes : sexuel, mais aussi culinaire, astronomique, sociologique… Ainsi le mythe d’oedipe n’est pas réductible à une seule de ses significations : il y a aussi l’attachement au sol, la position dans le système de parenté…

Le mystère ne réside pas dans le désir d’union avec la mère, mais dans la question : le même naît-il  du même, ou de l’autre? » « La structure des mythes », in Anthropologie structurale,p.248 ibid p.205-235

À l'aide de la méthode structuraliste, Lévi-Strauss a donné un nouveau souffle aux études de la parenté. Il est le premier à insister sur l'importance de l'alliance au sein des structures de parenté, et mettra en évidence la nécessité de l'échange et de la réciprocité découlant de la prohibition de l'inceste. Dans cette optique, il ira jusqu'à avancer l'idée que toute société humaine est fondée sur une unité minimale de parenté : l'atome de parenté. Cette théorie globale est connue plus communément sous le nom de théorie de l'alliance.

Lévi-Strauss se refuse à produire une genèse conjecturale de la parenté, mais admet pour sa part que pour qu'une parenté humaine puisse exister, trois conditions "a priori" sont nécessaires :

    l'existence de la règle comme règle

    la réciprocité comme forme d'intégration de soi et autrui

    le caractère synthétique du don

Cette réunion d'éléments permet l'avènement d'une prohibition de l'inceste "humain" qui est au fondement du "contrat social" original et originel que constitue pour lui la parenté. Lévi-Strauss l'a parfois exprimé dans les termes classiques du passage de la nature à la culture. L'aliénation minimale de la prohibition - je ne peux pas épouser qui je veux - permet l'établissement d'un ordre collectif minimal - je peux épouser la femme que tu ne peux pas épouser. Il reste que le statut des trois conditions "a priori" de la parenté, pose problème d'un point de vue evolutif, et dans son rapport avec le développement du langage articulé, puisque l'on ne saurait les aborder autrement que comme des "propriétés invariantes" d'un "esprit humain" dont la conception est par définition soustraite à tout processus évolutif. S'il y a pour Lévi-Strauss un "esprit humain" il ne semble pas y avoir un "esprit animal", et par conséquent le problème de leur continuité ne peut même pas être pausé. Résoudre la question de la parenté humaine, et sa continuité ou sa rupture avec la l'organisation d'une "pré-parenté" chez les hominidés anciens, nécessite de répondre à la question épineuse de l'origine du langage.

Pierre Bourdieu : « Tout est stratégie »

« La famille comme catégorie sociale objective (structure structurante) est le fondement de la famille comme catégorie sociale subjective (structure structurée), catégorie mentale qui est le principe de milliers de représentations et d’actions (des mariages par exemple) qui contribuent à reproduire la catégorie sociale objective.

Ce cercle est celui de la reproduction de l’ordre social. »

(Bourdieu 1993 : 34)

L’intérêt de Pierre Bourdieu  pour la question de la reproduction est connu, au point où on ne voit plus en lui « qu’un sociologue de la reproduction », au double en sens où il s’en ferait et l’analyste, et l’apologiste. Pourtant, sociologue de la transgression et du changement, voire d’une capacité d’action contrainte par la dotation familiale en capitaux, sa position personnelle devrait être plus nuancée que les concepts qu’il emploie.

Pour notre étude, deux textes révélateurs de son évolution sont retenus :

a. « Stratégies de reproduction et modes de domination » in Actes de la recherche en sciences sociales, 1994, volume 105, N°1, p.3-12

b. «De la règle aux stratégies » in Choses dites, Minuit, 1987

Pierre Bourdieu  est effectivement un sociologue qui se pose philosophiquement la question de la permanence. Il recourt pour cela à la notion de conatus, « ce qui persiste dans l’être », au risque parfois d’encourir le reproche de métaphysique : ce conatus, invisible par nature, tout comme l’habitus, existe-il véritablement ailleurs que dans l’esprit du philosophe ?

Réintroduisant cette notion au sein de la tradition sociologique, il en fait le moyen d’éviter deux écueils :

 « Une des questions les plus fondamentales à propos du monde social est la question de savoir pourquoi et comment ce monde dure, persévère dans l’être, comment se perpétue l’ordre social, c’est-à-dire l’ensemble des relations d’ordre qui le constituent. Pour répondre véritablement à cette question, il faut refuser tant la vision « structuraliste », selon laquelle les structures, portant en elles le principe de leur propre perpétuation se reproduisent avec la collaboration d’agents soumis à leurs contraintes, que la vision interactionniste ou méthodologique […]  selon laquelle le monde social est le produit des actes de construction qu’opèrent, à chaque instant, les agents. […] En fait, le monde social est doté d’un conatus, comme disaient les philosophies classiques, d’une tendance à persévérer dans l’être, d’un dynamisme interne, inscrit à la fois dans les structures objectives et dans les structures « subjectives ». (1994 :2)

Adoptant une position « ni-ni » – ni structuralisme, ni interactionnisme individualiste – il cherche à penser les deux simultanément, c’est-à-dire relationnellement. Il nous donne alors la définition de ce qu’est un mode de reproduction, comme unité du mécanisme et de la stratégie :

« la vertu majeure de la construction de la notion de mode de reproduction comme relation entre un système de stratégies de reproduction et un mécanisme de reproduction, c’est qu’elle permet de construire et de comprendre de façon unitaire des phénomènes appartenant à des univers sociaux très éloignés.

Ceci le conduit à penser en terme de mode –du point de vue de la permanence de la structure – et de disposition – du point de vue de la propension qu’ont les acteurs sociaux à reproduire la structure.

« Toute société repose sur la relation entre les deux principes dynamiques, qui sont inégalement importants selon les sociétés et qui sont inscrits, l’un dans les structures objectives et, plus précisément, dans la structure de la distribution du capital et dans les mécanismes qui tendent à en assurer la reproduction, l’autre dans les dispositions (à la reproduction) ; et c’est dans la relation entre ces deux principes que se définissent les différents modes de reproduction, et en particulier les stratégies de reproduction qui les caractérisent. »p.2

Il reste à définir où se situe le conatus, à quel endroit du social, sur quoi s’exercent les stratégies de reproduction. Sont-ce, comme chez les marxistes, les classes sociales ? Reprenant sans doute la leçon de Schumpeter selon lequel le véritable support des classes, ce sont les familles, Bourdieu définit celles-ci comme des « catégories réalisées ». Toutefois, celle-ci est inégalement importante selon le type de société : la famille n’occupe pas une place de même importance en Kabylie, dans le Béarn et dans une société urbaine fortement industrialisée. Il convient donc de distinguer les sociétés où

« les dispositions à la reproduction qu’elles engendrent ne trouvent d’autre appui, dans l’objectivité des structures sociales, que les structures familiales, instrument majeur, sinon exclusif de reproduction, et doivent donc s’organiser autour des stratégies éducatives et matrimoniales, »

D’une part, et

« les sociétés où elles peuvent s’appuyer à la fois sur les structures du monde économique et sur les structures d’un Etat organisé, dont les plus importantes, du point de vue de la reproduction, sont les structures de l’institution scolaire. »p.8

Si la famille demeure, quelle que soit la forme sociétale, le sujet premier de la reproduction (et par suite l’objet premier de l’attention du sociologue), en revanche celle-ci n’exerce pas son effort sur le même point stratégique : stratégie matrimoniale dans le premier cas, stratégie éducative dans le second, sont les points d’appui majeurs.

Mais revenons à la question de la préférence de Bourdieu pour la notion de stratégie, contre la notion de structure au sens où Lévi-Strauss l’emploie. Nous aurons recours ici au second texte cité de Bourdieu : « de la règle aux stratégies » in Choses dites, Minuit, 1987

Bourdieu a étudié de manière ethnologique la question du choix du conjoint dans des sociétés rurales et a souligné la corrélation entre la transmission inégalitaire des biens et le choix des alliances. Dans un premier temps, Lévi-Strauss lui sert de modèle et inspire en particulier son texte sur « la maison kabyle ».

Plus tard, il explique les limites rencontrées qui lui ont fait prendre du recul par rapport à la méthode structuraliste, mais aussi par rapport à ses résultats, dont la systématicité lui paraît exagérée, que ce soit du fait des informateurs de Lévi-Strauss –enclins à simplifier pour faire comprendre à un étranger– ou du chercheur lui-même, qui veut que son modèle fonctionne jusqu’au bout. Lui-même a rompu à la fois pour des raisons théoriques – l’ambiguité des concepts – mais aussi du fait des pratiques réelles des acteurs qui tendaient à s’éloigner « trop » du modèle.

Des raisons théoriques :

Si Bourdieu critique le mot règle, c'est qu'il contient trois sens et que l'on ne sait jamais auquel on a affaire: régularité, règle de droit ou modèle construit par le sociologue. Une conduite peut être réglée sans obéir à des règles. Si les anthropologues confondent ces niveaux, c'est que leurs informateurs leur parlent comme à des enfants.

Des raisons pratiques :

Ce dernier point n’a pu lui apparaître que par une fréquentation prolongée et affinitaire avec des « passeurs » –notamment Abdelmalek Sayad– qui ont mis en valeur les limites de la théorie.

Voici comment lui-même présente les conditions de sa rupture :

« L'analyse théorique de la vision théorique comme vision externe et surtout sans enjeu pratique a sans doute été le principe de rupture avec ce que d'autres appelleraient le “paradigme” structuraliste: c'est la conscience aigüe, que je n'ai pas acquise seulement par la réflexion théorique, du décalage entre les fins théoriques de la compréhension théorique et les fins pratiques, directement intéressées, de la compréhension pratique qui m'a conduit à parler de stratégies matrimoniales ou d'usages sociaux de la parenté plutôt que de règles de parenté. Ce changement de vocabulaire manifeste un changement de point de vue: il s'agit d'éviter de donner pour le principe de la pratique des agents la théorie que l'on doit construire pour en rendre raison. »(1997 :76)

Dès lors, il parvient à restituer la liberté des acteurs, qui est liberté de jouer. On comprend alors la métaphore du joueur de belote (qui dispose des atouts qui lui ont été distribués) ou du joueur d’échec (dont la position dépend à la fois de la valeur des pièces mais aussi de leur disposition sur l’échiquier, c’est-à-dire de l’histoire du jeu et de la capacité du joueur à jouer).

« il faut inscrire dans la théorie le principe réel des stratégies, c'est-à-dire le sens pratique, [...] le sens du jeu, comme maîtrise pratique de la logique ou de la nécessité immanente d'un jeu qui s'acquiert par l'expérience du jeu et qui fonctionne en deçà de la conscience et du discours. »(1997 :77)

On pourrait alors lui opposer que dans ce cas, le jeu est faussé que ce soit par l’inégale distribution des talents, ou des ressources (les « atouts » du jeu). Pour ce qui est du premier argument, Bourdieu a longuement bataillé contre l’idéologie du « don » (au sens de ce qui est donné par la nature) qui n’est que la couverture d’une idéologie, fondée sur l’idée de biologisation des rapports sociaux, et sur l’origine familiale et scolaire des aptitudes. Pour ce qui est du second argument, celui-ci ne suffit pas non plus à sceller en destin l’avenir des acteurs sociaux, et de moins en moins à mesure de la différenciation interne des sociétés : « à mesure que les sociétés deviennent plus différenciées et que s'y développent de ces  “mondes” relativement autonomes que j'appelle des champs, les chances qu'apparaissent de véritables événements, c'est-à-dire des rencontres de séries causales indépendantes, liées à des sphères de nécessité différentes, ne cesse de croître et, par là, la liberté laissée à des stratégies complexes de l'habitus, intégrant des nécessités d'ordre différent. »(1997 :91)

En résumé, nous avons vu durant ce cours la dette de Bourdieu à l’égard de ceux qui l’ont précédé, bien souvent là où on ne l’attendait pas : dette à l’égard d’une tradition démographique ayant parfois versé dans un naturalisme nauséabond, dette envers une tradition pré-durkheimienne, situant le lieu de reproduction sociale dans la famille, ou faisant du couple « imitation-distinction » le moteur de l’évolution sociale ; à un moindre égard, dette envers le marxisme, dont il souhaite, à l’aide des catégories de prestige de Weber, actualiser le concept de classes sociales, mais dont il conserve le caractère conflictuel (et même « agonistique », si l’on en croit son ancienne étudiante, Nathalie Heinich). Dette également à l’égard des philosophes qui composèrent sa première formation, en particulier Kant, Descartes, Spinoza…

En définitive, ce sont surtout les sociologues qui manquent à l’appel, et en particulier les sociologues contemporains de Bourdieu, d’où le reproche qui lui fut adressé d’avoir une forte tendance, s’agissant de la sociologie, à s’auto-référencer. Tout se passe comme si, pour Bourdieu, une référence n’était légitime que si elle s’exerçait hors du champ de la sociologie, c’est-à-dire hors du champ des rivalités au sein desquelles il est lui-même pris.

Mais sans doute ne s’agit-il que de critiques externes, et secondaires. Les critiques de fond ne devraient-elles pas porter davantage sur une tendance qui le porte vers la métaphysique ? Que penser de concepts aussi flous et englobant, « passe-partout » pourrait-on dire (« l’habitus à tout bout de champ ») et qui restent la marque de son école, dont le conatus est sans doute le plus emblématique ? De son aspiration à tout englober, certes légitime dans l’intention de fonder une anthropologie générale, mais qui parfois suscite des affirmations telles que « les stratégies matrimoniales s'inscrivent universellement dans le système des stratégies de reproduction sociale ».(1997 :89)

Si son ambition d’assembler dans un même mouvement théorique la distance conceptuelle et l’apport statistique (la « multitude de petits faits vrais ») est juste et légitime, c’est d’un point de vue critique (qui est le seul point de vue respectueux de l’auteur) que nous devons considérer son œuvre, en soulignant par exemple les limites de son raisonnement lorsque celles-ci nous apparaissent : ainsi, Bourdieu ne cite que des situations où il y a un patrimoine matériel à transmettre: paysans, aristocrates, grands bourgeois. QUID des situations où aucun patrimoine n'existe, ou n'existe que de manière immatérielle?

Enfin, au terme de ce parcours, reconnaissons que, ayant pris Bourdieu comme pivot de nos observations sur une problématique dont il n’avait pas le monopole, nous avons négligé d’autres travaux, parfois aussi théoriques, parfois plus formalistes. C’est ainsi que nous avons laissé dans l’ombre celle de Yves Barel, dont nous reproduisons ci-dessous quelques shémas descriptifs extraits de son livre La reproduction sociale. Systèmes vivants, invariance et changement, Paris, éd. Anthropos, 1973.

Récapitulatif :

Auteurs

Ce qui se reproduit

Le moteur de cette reproduction

La cause d’une crise de reproduction

Marx

Mode de production

Rapport d’exploitation, Extorsion de la plus-value, mise en réserve d’une partie de celle-ci

Des rapports de production trop étroits par rapport au développement des techniques

Le Play

La famille

La propriété

La dissolution de la propriété la remise en cause de l’autorité patriarcale

Tarde

Goûts, manières d’être

Innovation et imitation

freins  à l’innovation,

Durkheim

La morphologie sociale, les institutions

La division du travail social, des normes et valeurs

Anomie

Lévi-Strauss

Rapports de parenté

Prohibition de l’inceste, mythes, rites

Influence exogène

Boudon

Ordre social équilibré

Anticipations raisonnables

Dysfonctionnements dûs à l’agrégation

Bourdieu

Positions familiales

Stratégies matrimoniales et scolaires

Erreurs ou réussites dans le jeu

6. Comprendre les dynamiques locales de l’institution scolaire

François Dubet, "Déclin de l’institution ou nouveaux cadres moraux ? Sens critique, sens de la justice parmi les jeunes"

Dans le langage courant, comme dans celui des sciences sociales, le concept d'institution désigne des phénomènes hétérogènes, parfois même franchement différents. Ceci m'oblige à préciser ce que j'entends par institution afin d'éviter les malentendus liés au titre d'un de mes livres : Le déclin de l’institution. On peut distinguer grossièrement trois grandes familles de significations.

La première s'inscrit dans la tradition de Durkheim, puis de Mauss reprise par les anthropologues, et désignant comme institutions toutes les formes sociales constituées, précédant les individus et leur résistant. Ainsi, comme le disait Durkheim, les institutions sont l'objet même de la sociologie car elles cristallisent l'objectivité de la société. La liste des institutions est alors quasiment infinie : les religions comme les structures de la parenté, la musique comme les mœurs alimentaires, la langue comme les techniques du corps… Comme le dit Descombes, la pensée et l'identité ne sont possibles que par la médiation des institutions. Le risque de cette définition est sans doute d'être trop extensive.

La philosophie politique puis la science politique proposent une autre famille de définitions, incluse dans la première, dans laquelle les institutions sont conçues comme des mécanismes légitimes de construction du pouvoir et de la prise de décision. En ce sens, les institutions sont des ensembles de procédures politiques symboliques susceptibles de transformer les conflits en négociations, de représenter des intérêts, de produire une représentation de l'intérêt général surmontant le fractionnement de la société. C'est, généralement, ce sens de la notion d'institution qui est mobilisé quand on parle de l'institutionnalisation des conflits sociaux.

Enfin, les habitudes familières nous conduisent souvent à utiliser indistinctement la notion d'institution et celle d'organisation. « L'analyse institutionnelle » en vogue dans les années soixante-dix, évoque l'institution dans cette acception en l'identifiant au pouvoir des organisations. Au mieux, l'institution désigne la dimension symbolique des organisations et la grande entreprise est tenue pour une institution.

Bien que l'on ne puisse pas échapper aux glissements de sens opérés entre ces trois grandes familles de définition, j'ai choisi de réserver la notion d'institution aux organisations et aux mécanismes relationnels chargés d' instituer  les individus, chargés de produire un type social déterminé de subjectivité et de sujet. Pour éviter les malentendus, mais sans trop y réussir, j'ai préféré parler à ce propos de «  programme institutionnel  ». Cette conception emprunte au Durkheim sociologue de l'éducation, au Weber sociologue de la religion et des « biens de salut », à la conception freudienne de la socialisation et, bien sûr, à Parsons qui a proposé une synthèse de ces diverses filiations.

Entendue en ce sens, la notion d'institution désigne un type de mécanique ou de grammaire symbolique susceptible de former un sujet social, mécanique qui se développe dans des organisations mais qui en est comme la face cachée, mystérieuse, tout en étant celle de sa véritable action sur les individus.

Le programme institutionnel, tel qu'il fonctionne à l'école et ailleurs (à l'hôpital ou au tribunal notamment) me semble directement dérivé d'un processus construit progressivement par l'Église dans la mesure où cette organisation religieuse s'est donnée pour tâche de fabriquer « rationnellement » des chrétiens, de les instituer en les arrachant à la banalité de la vie sociale. C'est parce que l'École républicaine a, dans une large mesure, voulu se substituer à l'Église en voulant instituer des citoyens français conduits par les Lumières et la Raison de la même façon que les chrétiens devaient être guidés par la foi, qu'il existe une continuité de programme institutionnel religieux vers des versions plus laïques mais pas moins sacrées. Le programme subsiste, c'est-à-dire de la forme, sachant que le contenu véhiculé par le programme peut changer sensiblement.

Ce programme peut être défini par l'agencement de quatre caractéristiques : 1/la définition des principes « sacrés », 2/la « vocation » des professionnels qui y travaillent, 3/la sanctuarisation de l'organisation, 4/l'idée selon laquelle la soumission à une discipline rationnelle forge la liberté du sujet (à la manière dont Riesman parlait d'intro-détermination). Cette structure se retrouve dans bien des théories de l'éducation, y compris dans les théories les plus radicalement critiques.

Alors même que l'école est une organisation de plus en plus sophistiquée et forte, alors même que son emprise sur la société n'a jamais aussi puissante, il est légitime de se demander si le travail qu'elle exerce sur les individus relève toujours du programme institutionnel. On peut même se demander si l'école n'est pas de plus en plus une organisation, et de moins une institution. Au fond, poser la question du déclin de l'institution, c'est un peu se demander, à la manière de Weber s'interrogeant sur le désenchantement du monde, qu'elle est l'esprit du capitalisme quand le protestantisme n'en est plus l'éthique. C'est se demander qu'elle est l'esprit de l'école quand l'institution n'en est plus l'éthique. Il s'agit donc d'une question relativement limitée parce qu'elle est attachée à une conception relativement restreinte de l'institution.

Cependant, cette question n'est pas sans importance car ce que j'appelle le programme institutionnel informe profondément le sens même de la relation pédagogique et son étayage symbolique. Son déclin désarme beaucoup d'enseignants et d'élèves et transforme profondément l'activité des uns et des autres. Mais le déclin du programme institutionnel ne signifie pas pour autant le déclin de toute dimension institutionnelle tant il est évident que l'école ne peut agir sans dispositif symbolique susceptible de forger la subjectivité des individus. Il faut donc se demander quelle institution se substitue aujourd'hui à la figure canonique (sans jeu de mot) du programme institutionnel, afin de ne pas voir, dans chaque mutation culturelle et sociale, la fin de la civilisation.