1. La théorie de la reproduction

Importance sociale du concept de reproduction

Le concept de reproduction est fortement connoté et n’est pas sans susciter de polémiques.

Passé de la biologie à la sociologie, puis de celle-ci à l’usage courant : une recherche sur google révèle 333 000 occurrences pour « reproduction sociale ». Il est désormais ressenti comme synonyme de déterminisme, de fatalité, de destin. Il est devenu un thème politique. Ainsi, Dominique Strauss Kahn écrit sur son blog :

« L’égalité réelle, c’est d’abord l’égalité des droits, la lutte contre les discriminations sexistes, raciales, générationnelles, territoriales. Mais c’est aussi la lutte contre la reproduction sociale qui demeure, malgré la "massification" du système scolaire voulue par la gauche, une réalité structurante de la société française. »

Notons pour une meilleure compréhension de la suite que :

-                    il ne s’agit pas d’une « incapacité d’action », opposée à une capacité d’action ;

-                    il n’est pas réductible à une « immobilité sociale », opposée à une mobilité des acteurs sociaux, même si dans certains cas c’est sous cette forme que le problème est effectivement traité ;

-                    il ne s’agit pas d’une lutte de la liberté contre le déterminisme.

Par exemple, on peut parler de « mobilité contrainte » et d’ «immobilité choisie » (les agriculteurs par exemple). L’action peut être orientée soit vers la reproduction (cas des classes dirigeantes) soit vers la mobilité (cas des classes populaires).

Comment nous allons aborder le sujet

Pierre Bourdieu étant emblématique de la problématique (le rapprochement est systématique) nous partirons à chaque fois de la manière dont il a découpé et traité ce thème puis nous remonterons aux auteurs dont il est l’héritier, et le « descendrons » vers les auteurs qui l’ont prolongé ou contesté.

Ainsi, ce qui se reproduit, ce peut être :

-                    un contenu (culture, symbole, pouvoir)

-                    une institution (la famille, l’école)

-                    une profession (le milieu professoral, les ouvriers)

-                    une action (les stratégies)

-                    une structure, un ordre

Certes, tous ces objets de la reproduction sont liés : ainsi la reproduction culturelle, a-t-elle pour finalité, à travers la reproduction de la famille, celle des positions sociales de ses membres, et au-delà, par un effet d’agrégation, celle de la société et de ses structures.

 

Cette problématique peut être traitée de trois manières :

  1. la reproduction des positions. C’est la conception la plus commune, celle qui est aussi la plus contestée (soit comme constat exagéré, soit comme résultat à combattre). Elle est à l’origine de la problématique plus connue sous le nom d’hérédité sociale, et dont le livre de Pierre Bourdieu Les héritiers (1964) est un des aboutissements.
  2. la reproduction des structures. Elle puise son origine chez les marxistes et porte le nom de « reproduction des rapports sociaux de production ». Si sa base est économique, elle ne peut être réduite à celle-ci : c’est bien de sociologie dont il s’agit. Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on entend par « structure », et par ce qui la compose.
  3. la reproduction comme mode d’analyse. Ici c’est le sociologue qui intervient, qui nous dévoile par la science ce qui demeure obscur à nos yeux. Il peut s’agir de la « morphologie » chez les Durkheimiens, des « champs » et de ses concepts associés dans le cas de Pierre Bourdieu, (Habitus, conatus, hexis, hysteresis…), des « invariants » chez Claude Lévi-Strauss (l’inceste, les mythes ), des « modes de production » chez les marxistes.

Ce que reproduire veut dire : Sources du concept

Le terme reproduction est directement inspiré de la biologie : il signifie « Production du semblable par le semblable. » On le trouve chez Georges-Louis Leclerc de Buffon (1707-1788) et François Jacob, (né en 1920 à Nancy, chercheur en biologie français). François Jacob applique à l’hérédité du concept de programme, ce qui n’exclut pas le changement : « C’est la reproduction qui élabore l’identique et le différent. »F Jacob

Pour Jacques Monod ( biochimiste français 1910-1976) La reproduction est une « opération de transmission d’informations invariantes sur la structure. » A noter que le livre de Jacques Monod, qui reçut le prix nobel de physiologie en même temps que François Jacob, en 1965, et que son livre « le hasard et la nécessité est paru la même année que le livre de Pierre Bourdieu La reproduction, en 1970.

 

François Jacob procède d’une vision organiciste de la société, qui compare la société à un corps vivant biologique composé d’organes dotés de fonctions.

Ce modèle exclut a priori le changement. En fait, cela ne signifie pas que tous les fils ressemblent au père : père et fils sont confrontés à un troisième terme au regard duquel ils sont semblables : l’espèce. Ils sont semblables parce qu’ils sont différents des autres espèces.

 

Mais c’est le plus probablement par Marx (Notamment dans Le capital) et les marxistes (depuis Rosa Luxembourg jusqu’à Louis Althusser) que le terme a été introduit en sciences sociales. Ce n’est pas étonnant, lorsque l’on sait que Marx, tout comme son compère Engels et, avant eux, Spencer et Morgan, étaient des admirateurs de Darwin. Ceci dit, leur évolutionnisme ne les conduisait pas jusqu’au « darwinisme social » de Galton et autres thuriféraires[1] des théories raciales.

 

La comparaison entre l’organisme biologique et l’organisme social est plus analogique que réaliste. Salvador Juan, à la suite de Marcel Mauss et Célestin Bouglé, a insisté à juste titre sur la brisure irrémédiable entre le biologique et le social, le second procédant d’un autre ordre que le premier, c’est-à-dire du symbolique. Alors que les organismes vivants se reproduisent par simple enchaînement mécanique, les sociétés se reproduisent depuis le sens qu’elles accordent à leurs actions.

Mais il est ici une seconde distinction à apporter, qui limite la portée de l’analogie entre organismes vivants et société : alors que ceux-ci se reproduisent par détachement et création d’un être nouveau (3 sortes de reproduction dans l’ordre naturel :la fission , la parthénogenèse à partir du seul ovule maternel, la fusion de deux cellules germinales du père et de la mère) les sociétés ne se séparent pas mais se reproduisent par continuité : que les individus qui la composent naissent, grandissent et meurent est une chose ; il en est autrement de la société qui survit aux individus par transmission du patrimoine symbolique : langues, œuvres, mythes, représentations…



[1] Personne sans mesure dans la louange de quelqu'un ou de quelque chose. Synon. flatteur, flagorneur, laudateur, louangeur