2. L’épopée et le genre épique

2.1. Esthétique de l’épopée

Clarifions d'abord que l'épopée n'est qu'une des manifestations du genre épique, qui se caractérise par son ton et peut donc se trouver dans d'autres contextes que l'épopée elle-même. Par exemple, le théâtre peut introduire une dimension épique dans certains passages (chez Eschyle, Corneille ou Hugo) ; l'histoire peut prendre une tonalité épique, que ce soit dans les récits de l'antiquité (Tite-Live), les chroniques du Moyen Âge (Froissart, Commynes), ou des récits plus modernes (Michelet). L'éloquence peut avoir un "souffle épique", comme chez Bossuet ; la satire peut également refléter cet esprit (dans "Les Tragiques" et "Les Châtiments"). Il est donc essentiel de distinguer une couleur stylistique, un ton, d'une catégorie formelle, un genre. Bien que les expressions "genre épique" et "genre narratif" puissent parfois sembler liées (car toutes deux impliquent le récit d'une histoire), elles ne sont pas synonymes, comme le démontre la suite du texte.

Pour illustrer cette distinction, voici quelques caractéristiques propres à l'épopée, certaines s'appliquant à d'autres formes de récit, d'autres étant uniques à l'épopée. On en relève sept :

- **Le narrateur omniscient** : en termes de narratologie moderne, on parlerait de vision "par derrière" (selon J. Pouillon) ou de focalisation zéro (selon G. Genette). L'épopée, très influencée par les traditions orales, se caractérise par la voix d'un poète apparemment omniscient qui contrôle son récit, même si sa présence peut être discrète.

- **La forme poétique** : l'épopée est généralement en vers. Bien qu'elle puisse s'exprimer par une prose poétique, comme dans certains passages des "Misérables" ou des monologues dans "Le Soulier de satin" de Claudel, ces exemples représentent des moments de "souffle épique" au sein d'autres genres plutôt que des épopées complètes. La versification ajoute à l'aspect oratoire du texte et aide à la mémorisation par les rhapsodes ou jongleurs chargés de le déclamer.

- **L'amplitude du format** : l'épopée est souvent une œuvre de grande envergure, avec de nombreux personnages et une temporalité étendue. Elle permet au narrateur de multiplier les épisodes et d'introduire des histoires secondaires.

- **Une rhétorique codifiée** : l'épopée utilise des figures de style qui amplifient le récit, comme l'hyperbole, les épithètes homériques, l'accumulation par parataxe (effet catalogue), l'ekphrasis (description détaillée d'objets comme un casque ou un bouclier), les répétitions, et un registre de vocabulaire élevé.

- **L'utilisation du merveilleux** : le surnaturel peut influencer le cours des événements, aider ou entraver le héros, et animer les éléments extérieurs (objets, forces naturelles, animaux, etc.). La transcendance peut aussi être présente, guidant les événements vers une issue positive.

- **L'unité et la multitude** : l'épopée célèbre des héros exceptionnels – Ulysse, Énée, Roland, Jeanne d'Arc – qui orientent une communauté vers la lumière, la libération ou le bonheur collectif. Le héros glorifié va de pair avec la reconnaissance du peuple.

- **Le sens de l'histoire** : l'épopée raconte souvent le voyage d'une nation, généralement guerrier, mené par un leader exceptionnel animé par une profonde conviction, passant d'une période d'obscurité et de violence à un temps de paix et d'équilibre. Elle est souvent le récit de la "naissance d'une nation", avec des ambitions patriotiques et fondatrices. C'est pourquoi le western a souvent été considéré comme une forme visuelle d'épopée moderne.