5. La reproduction du point de vue épistémologique

Nous avons vu successivement la reproduction des positions à l’intérieur de la structure (de chaque élément de la structure), puis celle de la structure elle-même. Nous avons vu que si ce paradigme est redevable aux marxistes, ces travaux sont, malgré les assauts d’orthodoxie au maître, loin d’être cohérents. Toutefois, nous avons vu que, débarrassés des oripeaux révolutionnaristes, une analyse en termes de conflits et de domination peut être féconde en terme d’intelligibilité, c’est-à-dire heuristique, tout en restant éminemment discutable. Finalement, l’explication de l’émergence de l’Etat et des classes par le rôle des aînés dans la circulation des femmes entre clans n’est pas nécessairement éloignée de celle de Clastres, qui lie leur émergence à celle d’un surplus, et surtout de la nécessité de son partage : c’est lorsque la question de celui-ci se pose (qu’il s’agisse de femmes ou de biens) qu’apparaissent et le pouvoir et la différenciation sociale.  Si l’abondance naît dans la sphère de la production, c’est donc celle de la circulation qui pose problème : en elle se situe le nœud du changement social primitif entre sociétés lignagères et sociétés différenciées (pour prendre une caractérisation certes maladroite, mais qui en vaut bien d’autres).

Il nous reste à voir désormais la question de la reproduction comme mode d’entrée sociologique dans le social, comme mode d’intelligibilité des processus sociaux. Alors que la première question se posait sous forme méthodologique (les tableaux à double entrée), la seconde sous forme paradigmatique (la manière dont se reproduit la structure de classe), la troisième est davantage d’ordre épistémologique : à quelles conditions le social nous devient-il intelligible. C’est donc la question du permanent, de « l’invariant », du commun à toutes les sociétés humaines qui se pose, et la manière de le distinguer, de le qualifier, de l’approcher.

Une précision préalable s’impose : les trois niveaux sont connexes, communiquent, au point où la question de la pertinence d’une telle distinction se pose. Bourdieu l’a-t-il lui-même posée en ces termes ? je ne le pense pas, les trois étant étroitement imbriqués. Ainsi deux modèles peuvent s’opposer tout en restant chacun cohérent :

  1. La reproduction s’effectue dans la structure, et à chaque niveau de la structure ; par suite celle-ci se reproduit à l’identique, sa reproduction mécanique n’étant que celle de chacune de ses composantes.
  2. A l’inverse : malgré la reproduction de chaque élément, la structure dans son ensemble est portée par sa dynamique propre : ainsi la paysannerie parvient-elle, jusqu’à un certain point, à se reproduire ; mais les gains de productivité agricoles la condamnent, de l’extérieur, à dépérir. Ce qui est permanent se situe à un autre niveau que la différenciation socioprofessionnelle : ce peut-être dans la règle de l’alliance et de la transmission matérielle et symbolique des générations.

 

Il ne s’agit là que d’un rappel destiné à éviter tout dogmatisme, qui ne serait qu’un automatisme (un seul type d’approche, qu’il soit épistémologique – de l’ordre de la connaissance – ou réaliste –  la différenciation structurelle existant dans la réalité elle-même).

Mais le chapitre que nous commençons ne traitera que du niveau pertinent de ce que le sociologue doit saisir comme permanent, et de la manière conceptuelle – il ne peut ici s’agir de mesure – de ce qu’il peut saisir. Pour cela, chaque auteur sera présenté, de manière sans doute un peu dogmatique –car simplificatrice– sous la forme de « tout est », qui reprend le concept le plus central de chacun.

 « Tout est économique » : Marx et  Engels

Voulant remettre la dialectique hégélienne sur ses pieds à l’aide du matérialisme de Feuerbach (lui-même considéré comme « mécaniste », c’est-à-dire non dialectique, ou ne faisant aucune part aux contradictions comme moteur du changement) Marx et Engels en viennent à distinguer deux niveaux : l’économique, ou infrastructure, qui est le socle matériel sur lequel vient s’élever l’idéel (idéologies, représentations, institutions juridiques…). Les rapports entre l’un et l’autre niveau n’ont jamais été faciles à caractériser autrement que sous forme « dialectique », c’est-à-dire de va-et-vient et de rétroaction, avec un primat pour le matériel, « instance déterminante en dernière instance». Ce qui caractérise l’œuvre de Marx, et qui explique son investissement dans son œuvre majeure, le capital, c’est le caractère universel, de cette distinction et de cette hiérarchie. Si Marx se voulait « socialiste scientifique » et non sociologue (c’eût été anachronique), c’est bien une anthropologie qu’il affirme ici fonder :

« Je saisis cette occasion pour dire quelques mots d'une objection qui m'a été faite par un journal allemand-américain à propos de mon ouvrage : Contribution à la critique de l'économie politique, paru en 1859. Suivant lui, mon opinion que le mode déterminé de production et les rapports sociaux qui en découlent, en un mot que la structure économique de la société est la base réelle sur laquelle s'élève ensuite l'édifice juridique et politique, de telle sorte que le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle — suivant lui, cette opinion est juste pour le monde moderne dominé par les intérêts matériels mais non pour le Moyen Age où régnait le catholicisme, ni pour Athènes et Rome où régnait la politique. Tout d'abord, il est étrange qu'il plaise à certaines gens de supposer que quelqu'un ignore ces manières de parler vieillies et usées sur le Moyen Age et l'Antiquité. Ce qui est clair, c'est que ni le premier ne pouvait vivre du catholicisme, ni la seconde de la politique. Les conditions économiques d'alors expliquent au contraire pourquoi là le catholicisme et ici la politique jouaient le rôle principal. La moindre connaissance de l'histoire de la République romaine, par exemple, fait voir que le secret de cette histoire, c'est l'histoire de la propriété foncière. D'un autre côté, personne n'ignore que déjà don Quichotte a eu à se repentir pour avoir cru que la chevalerie errante était compatible avec toutes les formes économiques de la société. »

Le capital, livre 1, Section I : Marchandise et monnaie, note de bas de page (1867)

Voilà pour la place de l’économique. Mais le mouvement des sociétés, ce que nous nommons depuis le changement social, peut-il s’expliquer également par un principe simple et univoque ? l’extrait qui suit est à ce propos sans ambiguïté :

« Les faits nouveaux obligèrent à soumettre toute l'histoire du passé à un nouvel examen et il apparut que toute histoire passée, à l'exception des origines, était l'histoire de luttes de classes, que ces classes sociales en lutte l'une contre l'autre sont toujours des produits des rapports de production et d'échange, en un mot des rapports économiques de leur époque; que, par conséquent, la structure économique de la société constitue chaque fois la base réelle qui permet, en dernière analyse, d'expliquer toute la superstructure des institutions juridiques et politiques, aussi bien que des idées religieuses, philosophiques et autres de chaque période historique. Hegel avait libéré de la métaphysique la conception de l'histoire, il l'avait rendue dialectique, mais sa conception de l'histoire était essentiellement idéaliste. Maintenant l'idéalisme était chassé de son dernier refuge, la conception de l'histoire; une conception matérialiste de l'histoire était donnée et la voie était trouvée pour expliquer la conscience des hommes en partant de leur être, au lieu d'expliquer leur être en partant de leur conscience, comme on l'avait fait jusqu'alors. »

Friedrich Engels Socialisme utopique et socialisme scientifique-1880 Chapitre II

 « Tout est famille » : Frédéric Le Play ( 1806-1882).

La famille forme « la véritable molécule sociale ». Elle n'est pas un groupement artificiel ou éphémère ; pendant que tout passe, elle demeure elle relie les générations successives. En prolongeant, en perpétuant l'individu, elle est, suivant la belle expression de Taine, « le seul remède à la mort ».

Les familles à étudier sont les plus simples  parce qu'elles conservent les types caractéristiques, altérés ailleurs sous l'influence des croisements et des courants, auxquels est due la formation des sociétés modernes.

L'armature de ces études sera le budget domestique. Comme chacun des actes de la famille finit par aboutir à une recette ou à une dépense, son budget la dissèque et livre aux observateurs le secret de sa situation à la fois matérielle et morale.

Il en a dressé des «monographie de famille »,  pour la plupart des pays de l'Europe, en les coulant toutes dans le même moule, de manière à les rendre comparables. Les Ouvriers européens, publiés en 1855, en contenaient 57 ; depuis il a dépassé la centaine.

Il a voulu démontrer, l’influence qu'exerçait la diffusion de la petite propriété sur la stabilité, la prospérité et la paix sociale Il se complaisait dans le tableau de ces « familles-souches », qu'il avait observées dans les divers pays de l'Europe et dont les derniers spécimens.

Voici, dans les extraits suivants, comment il distinguait trois types principaux de famille LLa Réforme sociale en France déduite de l’observations comparée des peuples européens, Commissaire général aux Expositions universelles de 1855 et 1862, Paris, Henri Plon, 1864. , chap. III.)

 « On y peut distinguer, au point de vue le plus général, deux types extrêmes, la famille patriarcale et la famille instable, puis un type intermédiaire, la famille-souche. »

« Le premier type de familles est commun chez les pasteurs de l'Orient, chez les paysans russes et chez les Slaves de l'Europe centrale. Le père y conserve près de lui tous ses fils mariés, et il exerce sur eux et sur leurs enfants une autorité fort étendue. Sauf quelques objets mobiliers, les propriétés restent indivises entre tous les membres. Le père dirige tous les travaux et cumule, sous forme d'épargne, les produits non réclamés par les besoins journaliers de la famille. »

Le second type, celui de la famille instable, domine maintenant chez les populations ouvrières soumises au nouveau régime manufacturier de l'Occident ; il se propage, en outre, chez les classes riches sous un ensemble d'influences, au premier rang desquelles figure celle du partage forcé. La famille, constituée par l'union de deux époux, s'accroît d'abord par la nais­sance des enfants ; elle s'amoindrit ensuite à mesure que ceux-ci, dégagés de toute obligation envers leurs parents et leurs proches, s'établissent au dehors en gardant le célibat ou en créant une famille nouvelle ; elle se dissout enfin par la mort des parents, ou, en cas de mort, prématurée de ceux-ci, par la dispersion des enfants mineurs. Chaque enfant dispose librement de la dot qu'il a reçue en quittant la maison paternelle ; et dans tous les cas, il jouit exclusivement des produits de son travail. »

 

« le  paysan à famille-souche, possédant un domaine transmis intégralement de génération en génération, cultivant cet héritage avec le concours d'un personnel nombreux, et dispensé à la fois, de prendre des salariés à son service et de chercher pour lui-même ou pour les siens du travail au dehors. L'unité qui existe et qui se perpétue dans la famille-souche entraîne comme conséquence l'unité du type agricole ; aussi, partout où ce régime est en vigueur, en plaine comme en montagne, sur les plateaux comme dans les vallées, retrouve-t-on les mêmes traits essentiels pour la configuration du domaine et pour l'organisation du travail. »

Mais Le Play ne se situait pas que dans une perspective de recherche, il se voulait aussi normatif, et prescripteur. S’il expose les formes familiales, c’est pour mettre en valeurs leurs qualités respectives, et, en exprimant vers laquelle allait sa préférence, conseiller le législateur :

« En décrivant ci-dessus, à propos de la loi ab intestat, le troisième type, j'ai assez indiqué qu'il réunit les avantages et évite les inconvénients propres aux deux premiers. La famille-souche se montre supérieure aux autres par deux traits fort apparents ; elle se développe spontanément partout où la liberté testamentaire, appuyée sur de sages coutumes de transmission intégrale, fait prévaloir la volonté des parents ; elle reste chère même à ceux qui vont au loin chercher fortune avec leur dot. En cas de mort prématurée de l'héritier-associé, ces derniers sont toujours prêts à renoncer à une perspective brillante et à revenir au foyer natal pour combler le vide qui s'y est fait. Ce régime peut s'établir sous les influences traditionnelles de la vie patriarcale, mais il n'acquiert toute sa fécondité qu'avec la liberté religieuse et la propriété indi­viduelle. Il satisfait à la fois ceux qui se complaisent dans la condition où ils sont nés, et ceux qui veulent s'élever dans la hiérarchie sociale par des tentatives aventureuses. À ces divers titres, il concilie, dans une juste mesure, l'autorité du père et la liberté des enfants, la propension à la nouveauté et le respect de la tradition. »

La Réforme sociale en France déduite de l’observations comparée des peuples européens, Commissaire général aux Expositions universelles de 1855 et 1862, Paris, Henri Plon, 1864.

Deux remarques s’imposent alors :

a. Sa visée scientifique ne se veut pas relative, ainsi que le démontre l’extrait suivant : « La famille, considérée dans son principe essentiel, est, comme la religion et la propriété, une institution immuable, mais, comme elles aussi, elle subit dans la forme des modifications considérables.»

Comme les autres auteurs étudiés dans cette partie, il prétend à l’universalité de son objet, c’est pourquoi il s’agit d’une démarche épistémologique, de l’ordre de la connaissance générale : manquer son objet, c’est manquer le social lui-même.

b. Sa sociologie ne fut pas stérile, comme pourrait nous le faire croire le succès de l’école durkheimienne : elle a fondé les recherches d’Emmanuel Todd, qui reçoivent un écho certain. Elle est toujours à l’origine d’un programme mondial de recherche sur les formes familiales.

 « Tout est imitation » : Jean-Gabriel de Tarde (1843-1904)

 Il fut le concurrent d’Émile Durkheim lors des premiers débats fondant la naissance de la sociologie moderne : il est célèbre notamment pour avoir écrit les Lois de l’imitation(1884) , qui expliquent les comportements sociaux par des tendances psychologiques individuelles.

Tarde propose une théorie de l’inter-individualité plutôt que du groupe social, s’accordant ainsi avec l’individualisme méthodologique qui se développe en parallèle des années d’hégémonie durkheimienne.

Tarde propose deux notions pour expliquer les mouvements sociaux : l’imitation et l’invention. Chacun imite ce qu’il admire, ce qu’il juge bon et capable de lui servir de modèle, mais agence, de manière originale, par leur mélange, les imitations choisies à plusieurs sources. Ainsi l’Histoire se présente comme une succession de flux imitatifs différents, une succession de modèles aptes à susciter une imitation par un grand nombre d’individus. C’est un jeu de miroir qui est au cœur de la vie en société, dans le sens où chaque fois on est juge et jugé, face aux autres et les autres face à nous, de sorte que naturellement on en vient à faire comme l’autre, pour que lui se reconnaisse en vous et inversement, vous en lui, pour que cette vie en société, en somme, soit cohérente et possible, partage de points communs et non opposition de dissemblances – relation où même la tendance à l’opposition devient point commun : « Deux choses opposées, inverses, contraires, ont pour caractère propre de présenter une différence qui consiste dans leur similitude même, ou, si l'on aime mieux, de présenter une ressemblance qui consiste à différer le plus possible » (L’opposition universelle : essai d'une théorie des contraires, 1897).

A la base de l’imitation et de l’invention, qui sont des actes, des processus, Tarde place la croyance et le désir, qui sont des caractères psychologiques individuels: « La croyance et le désir : voilà donc la substance et la force, voilà aussi les deux quantités psychologiques que l'analyse retrouve au fond de toutes les qualités sensationnelles avec lesquelles elles se combinent ; et lorsque l'invention, puis l'imitation, s'en emparent pour les organiser et les employer, ce sont là, pareillement, les vraies quantités sociales » (in Les lois de l'imitation (1890). Tarde dit encore, dans Essais et mélanges sociologiques:

« Ma pensée à cet égard se résume dans le double énoncé suivant, qu'il serait trop long de développer : 1• Au fond des phénomènes, quels qu’ils soient, l'analyse poussée à bout ne découvre jamais que trois termes irréductibles, la croyance, le désir, et leur point d'application, le sentir pur, - extrait, par abstraction et hypothèse, de l'amas de propositions et de volitions où il se trouve engagé. 2• Les deux premiers termes sont les formes ou forces innées et constitutives du sujet, les moules où il reçoit les matériaux bruts de la sensation. Ce sont les deux seules catégories auxquelles on n'ait pas songé, probablement parce qu'elles sautaient aux yeux, et les deux seules qui, je crois, méritent ce nom ».

La sociologie de Tarde est une microsociologie, en ce sens qu’elle repose sur des mécanismes psychologiques individuels.

Par croyance Tarde entend désigner le crédit qu’un individu peut porter à un ensemble de représentations, à une personne qui les véhicule, à un système de valeur particulier. C’est la croyance qui permet l’imitation ; et c’est le désir qui permet l’invention, puisque par désir il s’agit d’indiquer le réinvestissement des différentes croyances qui se confrontent, en un mouvement perpétuel, la croyance nourrissant le désir, qui lui-même la nourrit.

Selon Tarde, l'imitation opère selon deux lois fondamentales : d’abord, croyance et désir sont des spécificités psychologiques individuelles, c'est-à-dire que leur propagation, à travers l’imitation, se fait de l’intérieur vers l’extérieur, de la pensée aux actes ; ensuite, le mouvement se fait des élites vers le peuple, d’individus supposés en haut de la hiérarchie sociale (savants, artistes, éminences spécialistes), vers le bas de la société, classes supposées inférieures (ouvriers, individus non qualifiés).

Tarde compare ce processus à une « sorte de château d'eau social d'où la cascade continue de l'imitation doit descendre ». Et si l’élite d’une société, au sommet du « château d’eau », ne propose plus de nouveauté et reste sur ses anciennes « inventions », entendues au sens de Tarde, devenues croyances, traditions pour les « imitants » des classes populaires, alors « on peut dire que sa grande œuvre est faite et son déclin avancé » .

« Le lien social a donc trois composantes selon Tarde : l'imitation, l'opposition et l'adaptation », ainsi que le résume Denis Touret. Il s’agit de dire ici que le processus imitation - invention est un processus problématique : les flux imitatifs sont contradictoires, et leur accord, qui correspond à une relative stabilité de la société, ne se fait pas sans qu’il y ait lutte, résistance des modèles anciens aux modèles nouveaux. Mais il y a adaptation : de la lutte entre flux imitatifs différents, il ne résulte pas de victoire radicale de l’un sur l’autre, mais un compromis, un mélange, qui est lui, pleinement nouveau – jusqu’à ce qu’un nouveau modèle vienne le concurrencer…

L’imitation forme pour Tarde un cycle, où elle fait d’abord face à une résistance avant qu’il y ait adaptation. Lorsqu’une civilisation en imite une autre, la résistance sera plus grande et l’imitation subira de plus grandes transformations.

Dans sa théorie, Tarde laisse peu de place à l’autonomie. Chaque découverte ou métier provient d’une analogie avec une découverte précédente qui en copie un principe commun. Par exemple, à partir d’un premier échange de biens, d’autres échanges ont pu avoir lieu jusqu’au développement de l’économie moderne.

Son influence reste prégnante chez de nombreux auteurs, aux Etats-Unis où il est perçu comme l’un des fondateurs de la psychologie sociale, mais aussi en France, notamment chez Gilles Deleuze. Tarde est par ailleurs fréquemment l’objet de redécouvertes universitaires. D’une certaine manière, René Girard, théoricien de l’importance du « bouc émissaire » dans la conjuration de la violence au sein des sociétés par elle-même, réfère à cette sociologique en faisant du « double mimétique » le principal danger qui menace les sociétés de l’intérieur.

« Tout est volume, institutions, valeurs » : Les Durkheimiens

Durkheim pensait pouvoir distinguer trois branches particulières de la sociologie correspondant à trois niveaux ou étagements : la « morphologie sociale »,la « physiologie sociale » (comprenant toutes les manières collectives de faire », telles que les œuvres culturelles , les activités techniques, économiques et politiques) et la « psychologie sociale ».

La morphologie sociale  correspond à l’étude des « faits de structure » comme le territoire, la population, les instruments et objets... La physiologie sociale étudie les « faits de fonctionnement » correspondant aux institutions, systèmes de normes et de règles, accompagnant l’action sociale. La psychologie sociale s’occupe des « faits de représentation » comprenant les valeurs, les idéaux, les images.

Ainsi, chez Durkheim, trouve-t-on de la structure, du fonctionnement et du symbolique. Si la sociologie doit étudier simultanément les trois, le sociologue, en revanche, met l’accent, selon son terrain ou ses inclinations, vers l’une ou l’autre dimension : Si Durkheim et Halbwachs tendaient vers le premier pôle, Mauss tendait vers le troisième. Certains auteurs (Montgolfier-Ribeill , Eléments d’une conception dialectique du système social ») y ont vu trois niveaux de saisie du social : la société, la classe, l’individu.

« Tout est historicité » : Alain Touraine (né en 1925)

Selon Touraine, les sociétés ne se définissent pas par leur fonctionnement, mais par leur capacité à se transformer. Il appelle historicité l’action de transformation de la société par elle-même, « le travail sur le travail », ou encore la « créativité » d’une société. Elle est composée de deux éléments interdépendants :

  1. Un mode d’accumulation. Il esquisse, page 4 de Système et conflits, une typologie des modes d’accumulation qui se sont succédé dans l’histoire, du plus ancien (accumulation d’esclaves) au plus contemporain (accumulation scientifique). A chaque mode d’accumulation correspond un type déterminé de rapports de classes.
  2. Un modèle culturel : ni un système de valeur, ni une idéologie, mais une représentation symbolique de l’activité qui accompagne un mode d’accumulation déterminé. Plus ce mode est élémentaire, plus la créativité est faible, plus la représentation de celle-ci est « théorique » plutôt que « pratique ». « Plus on s’éloigne des sociétés industrielles, moins le travail se manifeste comme un système d ‘oeuvres

« Tout est agrégat d’intérêts » : Raymond Boudon

Boudon cherche, depuis les conduites des individus, à expliquer des phénomènes plus généraux parmi lesquels la mobilité sociale. En guerre contre toute approche « holiste », il affirme s’inspire de Simmel et Weber, tout en s’efforçant d’adopter une formalisation la plus mathématique possible.

Il n’y a donc pas de « social » à proprement parler, mais des agrégats. On reconnaît là l’influence d’une pensée économique libérale. Dès lors, les comportements des agents s’expliquent simplement : simples maximisateurs de leur intérêt, ils s’efforcent d’ajuster leurs conduites à un état donné, en réalité à la représentation qu’ils ont de cet état donné. Par exemple, les efforts consentis en matière d’investissement dans les études, seront fonction des coûts estimés et des gains espérés. Il y a donc retrait volontaires des jeunes issus des classes populaires face aux études, d’une part, et découragement face à ce que Boudon appelle le « Paradoxe d’Anderson » qui veut que la réussite scolaire ne se traduise pas nécessairement par une réussite sociale, ceci s’expliquant aisément par le fait que la structure sociale n’évolue pas au même rythme que la structure des diplômes.

Tout est structure : Claude Lévi-Strauss

C’est de la rencontre fortuite entre Lévi-Strauss et Roman Jakobson à New York en 1942 que nait le structuralisme. A l’origine, Lévi-Strauss ne cherchait dans la linguistique qu’un moyen de pallier ses insuffisances dans la notation des langues du Brésil central. En fait, il reçoit une conception qui lui permet de donner cohérence à sa pensée : les sociétés peuvent être étudiées de l’extérieur à partir de leurs langues, en rapport les unes avec les autres dans un fond commun à toute l’humanité. Ce fond commun ne peut être atteint que depuis un « phénomène négatif », que Saussure appelle « signe » et Jakobson «phonème zéro. »

Selon Saussure, le langage n’est pas constitué d’un assemblage de mots, mais de signes, unité du son (ou signifiant) et du sens (le signifié). C’est donc le rapport entre l’un et l’autre qui fixe le signe, ou la signification.

La langue est donc un système de signes. Saussure étudie non le rapport entre une langue et les choses, mais l’ensemble des rapports qui la constituent. C’est un système d’écarts différentiels, et c’est à partir de la totalité de ces rapports que le sens peut être établi. C’est cette étude que l’on appelle la « synchronie » : elle coupe le devenir de la langue pour étudier les rapports qui la constituent à un moment donné. Elle peut ensuite procéder en « diachronie », en observant comment ces rapports se conservent ou se transforment dans le temps.

Cette conception du signe comme arbitraire permettra à Lévi-Strauss d’expliquer la présence de certains rites, tout aussi arbitraires :le rapport entre le signifiant et le signifié varie selon les sociétés. Ainsi mouton en français désigne l’animal, mais « mutton » en anglais désigne la viande du « sheep ».

La position d’anthropologue de Lévi-Strauss l’amène à considérer les signes comme des « entités négatives » (vides a priori de sens) ce qui lui évite de projeter une signification sur les mots d’une langue. Cela lui permet de voir les relations positives qui donnent sens à ces signes dans une société donnée. L’anthropologie est donc une sémiologie, ou « science de la vie des signes dans une société », selon Saussure.

L’enseignement de Jakobson permet donc à Lévi-Strauss de préciser la thèse de Boas disant que l’anthropologie doit porter sur l’inconscient linguistique, commun à toutes les sociétés, un inconscient comparable à celui de Freud. Cette thèse ne conduit pas à trouver des formes communes (c’est-à-dire des systèmes d’opposition) à toutes les sociétés : les formes restent singulières à chacune d’entre elles ; ce qu’elles ont de commun, c’est l’existence primitive d’un phénomène négatif (le signe) et non un petit nombre de formes positives. Le structuralisme dépasse le formalisme en inscrivant les formes dans des contextes où elles fonctionnent différemment ; en approfondissant le mode d’existence de la forme comme entité négative et vide.

Lévi-Strauss a découvert Freud lorsqu’il fut introduit en France dans les années 20 et 30. Alors que Freud accordait de l’importance à la signification individuelle de l’inconscient, Lévi-Strauss accorde de l’importance au phénomène collectif.

Dans son « introduction à l’œuvre de Mauss », Lévi-Strauss utilise le concept d’inconscient pour désigner « un terrain qui est celui où l’objectif et le subjectif se rencontrent ». « un plan qui ne nous paraît pas étranger parce qu’il recèle notre moi le plus secret mais (beaucoup plus normalement) parce que, sans nous faire sortir de nous-même, il nous met en coïncidence avec des formes d’activité qui sont à la fois autres et nôtres, conditions de toutes les vies mentales de tous les hommes et de tous les temps. »(pp.XXX-XXXI)

Toutefois Lévi-Strauss adresse deux critiques à Freud : d’avoir voulu remonter à une explication historique (le meurtre originel du père) et d’avoir rapport cette explication à une donnée biologique (la rivalité entre les fils et le père pour la reproduction avec la mère).

 L’inconscient mobilise toujours à la fois plusieurs codes : sexuel, mais aussi culinaire, astronomique, sociologique… Ainsi le mythe d’oedipe n’est pas réductible à une seule de ses significations : il y a aussi l’attachement au sol, la position dans le système de parenté…

Le mystère ne réside pas dans le désir d’union avec la mère, mais dans la question : le même naît-il  du même, ou de l’autre? » « La structure des mythes », in Anthropologie structurale,p.248 ibid p.205-235

À l'aide de la méthode structuraliste, Lévi-Strauss a donné un nouveau souffle aux études de la parenté. Il est le premier à insister sur l'importance de l'alliance au sein des structures de parenté, et mettra en évidence la nécessité de l'échange et de la réciprocité découlant de la prohibition de l'inceste. Dans cette optique, il ira jusqu'à avancer l'idée que toute société humaine est fondée sur une unité minimale de parenté : l'atome de parenté. Cette théorie globale est connue plus communément sous le nom de théorie de l'alliance.

Lévi-Strauss se refuse à produire une genèse conjecturale de la parenté, mais admet pour sa part que pour qu'une parenté humaine puisse exister, trois conditions "a priori" sont nécessaires :

    l'existence de la règle comme règle

    la réciprocité comme forme d'intégration de soi et autrui

    le caractère synthétique du don

Cette réunion d'éléments permet l'avènement d'une prohibition de l'inceste "humain" qui est au fondement du "contrat social" original et originel que constitue pour lui la parenté. Lévi-Strauss l'a parfois exprimé dans les termes classiques du passage de la nature à la culture. L'aliénation minimale de la prohibition - je ne peux pas épouser qui je veux - permet l'établissement d'un ordre collectif minimal - je peux épouser la femme que tu ne peux pas épouser. Il reste que le statut des trois conditions "a priori" de la parenté, pose problème d'un point de vue evolutif, et dans son rapport avec le développement du langage articulé, puisque l'on ne saurait les aborder autrement que comme des "propriétés invariantes" d'un "esprit humain" dont la conception est par définition soustraite à tout processus évolutif. S'il y a pour Lévi-Strauss un "esprit humain" il ne semble pas y avoir un "esprit animal", et par conséquent le problème de leur continuité ne peut même pas être pausé. Résoudre la question de la parenté humaine, et sa continuité ou sa rupture avec la l'organisation d'une "pré-parenté" chez les hominidés anciens, nécessite de répondre à la question épineuse de l'origine du langage.

Pierre Bourdieu : « Tout est stratégie »

« La famille comme catégorie sociale objective (structure structurante) est le fondement de la famille comme catégorie sociale subjective (structure structurée), catégorie mentale qui est le principe de milliers de représentations et d’actions (des mariages par exemple) qui contribuent à reproduire la catégorie sociale objective.

Ce cercle est celui de la reproduction de l’ordre social. »

(Bourdieu 1993 : 34)

L’intérêt de Pierre Bourdieu  pour la question de la reproduction est connu, au point où on ne voit plus en lui « qu’un sociologue de la reproduction », au double en sens où il s’en ferait et l’analyste, et l’apologiste. Pourtant, sociologue de la transgression et du changement, voire d’une capacité d’action contrainte par la dotation familiale en capitaux, sa position personnelle devrait être plus nuancée que les concepts qu’il emploie.

Pour notre étude, deux textes révélateurs de son évolution sont retenus :

a. « Stratégies de reproduction et modes de domination » in Actes de la recherche en sciences sociales, 1994, volume 105, N°1, p.3-12

b. «De la règle aux stratégies » in Choses dites, Minuit, 1987

Pierre Bourdieu  est effectivement un sociologue qui se pose philosophiquement la question de la permanence. Il recourt pour cela à la notion de conatus, « ce qui persiste dans l’être », au risque parfois d’encourir le reproche de métaphysique : ce conatus, invisible par nature, tout comme l’habitus, existe-il véritablement ailleurs que dans l’esprit du philosophe ?

Réintroduisant cette notion au sein de la tradition sociologique, il en fait le moyen d’éviter deux écueils :

 « Une des questions les plus fondamentales à propos du monde social est la question de savoir pourquoi et comment ce monde dure, persévère dans l’être, comment se perpétue l’ordre social, c’est-à-dire l’ensemble des relations d’ordre qui le constituent. Pour répondre véritablement à cette question, il faut refuser tant la vision « structuraliste », selon laquelle les structures, portant en elles le principe de leur propre perpétuation se reproduisent avec la collaboration d’agents soumis à leurs contraintes, que la vision interactionniste ou méthodologique […]  selon laquelle le monde social est le produit des actes de construction qu’opèrent, à chaque instant, les agents. […] En fait, le monde social est doté d’un conatus, comme disaient les philosophies classiques, d’une tendance à persévérer dans l’être, d’un dynamisme interne, inscrit à la fois dans les structures objectives et dans les structures « subjectives ». (1994 :2)

Adoptant une position « ni-ni » – ni structuralisme, ni interactionnisme individualiste – il cherche à penser les deux simultanément, c’est-à-dire relationnellement. Il nous donne alors la définition de ce qu’est un mode de reproduction, comme unité du mécanisme et de la stratégie :

« la vertu majeure de la construction de la notion de mode de reproduction comme relation entre un système de stratégies de reproduction et un mécanisme de reproduction, c’est qu’elle permet de construire et de comprendre de façon unitaire des phénomènes appartenant à des univers sociaux très éloignés.

Ceci le conduit à penser en terme de mode –du point de vue de la permanence de la structure – et de disposition – du point de vue de la propension qu’ont les acteurs sociaux à reproduire la structure.

« Toute société repose sur la relation entre les deux principes dynamiques, qui sont inégalement importants selon les sociétés et qui sont inscrits, l’un dans les structures objectives et, plus précisément, dans la structure de la distribution du capital et dans les mécanismes qui tendent à en assurer la reproduction, l’autre dans les dispositions (à la reproduction) ; et c’est dans la relation entre ces deux principes que se définissent les différents modes de reproduction, et en particulier les stratégies de reproduction qui les caractérisent. »p.2

Il reste à définir où se situe le conatus, à quel endroit du social, sur quoi s’exercent les stratégies de reproduction. Sont-ce, comme chez les marxistes, les classes sociales ? Reprenant sans doute la leçon de Schumpeter selon lequel le véritable support des classes, ce sont les familles, Bourdieu définit celles-ci comme des « catégories réalisées ». Toutefois, celle-ci est inégalement importante selon le type de société : la famille n’occupe pas une place de même importance en Kabylie, dans le Béarn et dans une société urbaine fortement industrialisée. Il convient donc de distinguer les sociétés où

« les dispositions à la reproduction qu’elles engendrent ne trouvent d’autre appui, dans l’objectivité des structures sociales, que les structures familiales, instrument majeur, sinon exclusif de reproduction, et doivent donc s’organiser autour des stratégies éducatives et matrimoniales, »

D’une part, et

« les sociétés où elles peuvent s’appuyer à la fois sur les structures du monde économique et sur les structures d’un Etat organisé, dont les plus importantes, du point de vue de la reproduction, sont les structures de l’institution scolaire. »p.8

Si la famille demeure, quelle que soit la forme sociétale, le sujet premier de la reproduction (et par suite l’objet premier de l’attention du sociologue), en revanche celle-ci n’exerce pas son effort sur le même point stratégique : stratégie matrimoniale dans le premier cas, stratégie éducative dans le second, sont les points d’appui majeurs.

Mais revenons à la question de la préférence de Bourdieu pour la notion de stratégie, contre la notion de structure au sens où Lévi-Strauss l’emploie. Nous aurons recours ici au second texte cité de Bourdieu : « de la règle aux stratégies » in Choses dites, Minuit, 1987

Bourdieu a étudié de manière ethnologique la question du choix du conjoint dans des sociétés rurales et a souligné la corrélation entre la transmission inégalitaire des biens et le choix des alliances. Dans un premier temps, Lévi-Strauss lui sert de modèle et inspire en particulier son texte sur « la maison kabyle ».

Plus tard, il explique les limites rencontrées qui lui ont fait prendre du recul par rapport à la méthode structuraliste, mais aussi par rapport à ses résultats, dont la systématicité lui paraît exagérée, que ce soit du fait des informateurs de Lévi-Strauss –enclins à simplifier pour faire comprendre à un étranger– ou du chercheur lui-même, qui veut que son modèle fonctionne jusqu’au bout. Lui-même a rompu à la fois pour des raisons théoriques – l’ambiguité des concepts – mais aussi du fait des pratiques réelles des acteurs qui tendaient à s’éloigner « trop » du modèle.

Des raisons théoriques :

Si Bourdieu critique le mot règle, c'est qu'il contient trois sens et que l'on ne sait jamais auquel on a affaire: régularité, règle de droit ou modèle construit par le sociologue. Une conduite peut être réglée sans obéir à des règles. Si les anthropologues confondent ces niveaux, c'est que leurs informateurs leur parlent comme à des enfants.

Des raisons pratiques :

Ce dernier point n’a pu lui apparaître que par une fréquentation prolongée et affinitaire avec des « passeurs » –notamment Abdelmalek Sayad– qui ont mis en valeur les limites de la théorie.

Voici comment lui-même présente les conditions de sa rupture :

« L'analyse théorique de la vision théorique comme vision externe et surtout sans enjeu pratique a sans doute été le principe de rupture avec ce que d'autres appelleraient le “paradigme” structuraliste: c'est la conscience aigüe, que je n'ai pas acquise seulement par la réflexion théorique, du décalage entre les fins théoriques de la compréhension théorique et les fins pratiques, directement intéressées, de la compréhension pratique qui m'a conduit à parler de stratégies matrimoniales ou d'usages sociaux de la parenté plutôt que de règles de parenté. Ce changement de vocabulaire manifeste un changement de point de vue: il s'agit d'éviter de donner pour le principe de la pratique des agents la théorie que l'on doit construire pour en rendre raison. »(1997 :76)

Dès lors, il parvient à restituer la liberté des acteurs, qui est liberté de jouer. On comprend alors la métaphore du joueur de belote (qui dispose des atouts qui lui ont été distribués) ou du joueur d’échec (dont la position dépend à la fois de la valeur des pièces mais aussi de leur disposition sur l’échiquier, c’est-à-dire de l’histoire du jeu et de la capacité du joueur à jouer).

« il faut inscrire dans la théorie le principe réel des stratégies, c'est-à-dire le sens pratique, [...] le sens du jeu, comme maîtrise pratique de la logique ou de la nécessité immanente d'un jeu qui s'acquiert par l'expérience du jeu et qui fonctionne en deçà de la conscience et du discours. »(1997 :77)

On pourrait alors lui opposer que dans ce cas, le jeu est faussé que ce soit par l’inégale distribution des talents, ou des ressources (les « atouts » du jeu). Pour ce qui est du premier argument, Bourdieu a longuement bataillé contre l’idéologie du « don » (au sens de ce qui est donné par la nature) qui n’est que la couverture d’une idéologie, fondée sur l’idée de biologisation des rapports sociaux, et sur l’origine familiale et scolaire des aptitudes. Pour ce qui est du second argument, celui-ci ne suffit pas non plus à sceller en destin l’avenir des acteurs sociaux, et de moins en moins à mesure de la différenciation interne des sociétés : « à mesure que les sociétés deviennent plus différenciées et que s'y développent de ces  “mondes” relativement autonomes que j'appelle des champs, les chances qu'apparaissent de véritables événements, c'est-à-dire des rencontres de séries causales indépendantes, liées à des sphères de nécessité différentes, ne cesse de croître et, par là, la liberté laissée à des stratégies complexes de l'habitus, intégrant des nécessités d'ordre différent. »(1997 :91)

En résumé, nous avons vu durant ce cours la dette de Bourdieu à l’égard de ceux qui l’ont précédé, bien souvent là où on ne l’attendait pas : dette à l’égard d’une tradition démographique ayant parfois versé dans un naturalisme nauséabond, dette envers une tradition pré-durkheimienne, situant le lieu de reproduction sociale dans la famille, ou faisant du couple « imitation-distinction » le moteur de l’évolution sociale ; à un moindre égard, dette envers le marxisme, dont il souhaite, à l’aide des catégories de prestige de Weber, actualiser le concept de classes sociales, mais dont il conserve le caractère conflictuel (et même « agonistique », si l’on en croit son ancienne étudiante, Nathalie Heinich). Dette également à l’égard des philosophes qui composèrent sa première formation, en particulier Kant, Descartes, Spinoza…

En définitive, ce sont surtout les sociologues qui manquent à l’appel, et en particulier les sociologues contemporains de Bourdieu, d’où le reproche qui lui fut adressé d’avoir une forte tendance, s’agissant de la sociologie, à s’auto-référencer. Tout se passe comme si, pour Bourdieu, une référence n’était légitime que si elle s’exerçait hors du champ de la sociologie, c’est-à-dire hors du champ des rivalités au sein desquelles il est lui-même pris.

Mais sans doute ne s’agit-il que de critiques externes, et secondaires. Les critiques de fond ne devraient-elles pas porter davantage sur une tendance qui le porte vers la métaphysique ? Que penser de concepts aussi flous et englobant, « passe-partout » pourrait-on dire (« l’habitus à tout bout de champ ») et qui restent la marque de son école, dont le conatus est sans doute le plus emblématique ? De son aspiration à tout englober, certes légitime dans l’intention de fonder une anthropologie générale, mais qui parfois suscite des affirmations telles que « les stratégies matrimoniales s'inscrivent universellement dans le système des stratégies de reproduction sociale ».(1997 :89)

Si son ambition d’assembler dans un même mouvement théorique la distance conceptuelle et l’apport statistique (la « multitude de petits faits vrais ») est juste et légitime, c’est d’un point de vue critique (qui est le seul point de vue respectueux de l’auteur) que nous devons considérer son œuvre, en soulignant par exemple les limites de son raisonnement lorsque celles-ci nous apparaissent : ainsi, Bourdieu ne cite que des situations où il y a un patrimoine matériel à transmettre: paysans, aristocrates, grands bourgeois. QUID des situations où aucun patrimoine n'existe, ou n'existe que de manière immatérielle?

Enfin, au terme de ce parcours, reconnaissons que, ayant pris Bourdieu comme pivot de nos observations sur une problématique dont il n’avait pas le monopole, nous avons négligé d’autres travaux, parfois aussi théoriques, parfois plus formalistes. C’est ainsi que nous avons laissé dans l’ombre celle de Yves Barel, dont nous reproduisons ci-dessous quelques shémas descriptifs extraits de son livre La reproduction sociale. Systèmes vivants, invariance et changement, Paris, éd. Anthropos, 1973.

Récapitulatif :

Auteurs

Ce qui se reproduit

Le moteur de cette reproduction

La cause d’une crise de reproduction

Marx

Mode de production

Rapport d’exploitation, Extorsion de la plus-value, mise en réserve d’une partie de celle-ci

Des rapports de production trop étroits par rapport au développement des techniques

Le Play

La famille

La propriété

La dissolution de la propriété la remise en cause de l’autorité patriarcale

Tarde

Goûts, manières d’être

Innovation et imitation

freins  à l’innovation,

Durkheim

La morphologie sociale, les institutions

La division du travail social, des normes et valeurs

Anomie

Lévi-Strauss

Rapports de parenté

Prohibition de l’inceste, mythes, rites

Influence exogène

Boudon

Ordre social équilibré

Anticipations raisonnables

Dysfonctionnements dûs à l’agrégation

Bourdieu

Positions familiales

Stratégies matrimoniales et scolaires

Erreurs ou réussites dans le jeu