2. Les sources eugéniques de la problématique de l’hérédité sociale
Si l'école aime à proclamer sa fonction d'instrument démocratique de la mobilité sociale, elle a aussi pour fonction de légitimer – et donc, dans une certaine mesure, de perpétuer – les inégalités de chances devant la culture en transmuant, par les critères de jugement qu'elle emploie, les privilèges socialement conditionnés en mérites ou en "dons" personnels. A partir des statistiques qui mesurent l'inégalité des chances d'accès à l'enseignement supérieur selon l'origine sociale et le sexe et en s'appuyant sur l'étude empirique des attitudes des étudiants et de professeurs ainsi que sur l'analyse des règles -souvent non écrites - du jeu universitaire, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, (Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Editions de Minuit, 1964) ont pu mettre en évidence, par-delà l'influence des inégalités économiques, le rôle de l'héritage culturel, capital subtil fait de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire, que les enfants des classes favorisées doivent à leur milieu familial et qui constitue un patrimoine d'autant plus rentable que professeurs et étudiants répugnent à le percevoir comme un produit social.
Cette thèse puise ses sources dans un passé lointain, et nous revient par des chemins qui nous étonnent aujourd’hui.
L’histoire de l’hérédité sociale débute avec Francis Galton qui publie en 1869 Le génie héréditaire. Ses premiers travaux portent sur les liens de parenté entre des personnes éminentes figurant dans des dictionnaires de personnes célèbres.Son intention est de fonder l’eugénisme, une science destinée à favoriser l’extension des « biens-nés » et à orienter des mesures politiques en conséquence. La classe sociale est un indicateur de la valeur sociale eugénique. Il fonde ainsi le projet d’une table de reproduction sociale :
« A titre d’exemple de ce qu’il serait intéressant d’étudier, supposons que nous prenions un nombre, suffisant pour des fins statistiques, de personnes occupant différentes classes sociales, ceux qui sont les moins capables physiquement, intellectuellement et moralement et qui constituent notre classe inférieure, et ceux qui sont les plus capables et qui forment notre classe supérieure.[…] Quelle proportion de chaque classe est issue de parents qui appartiennent à la même classe, et quelle proportion est issue de parents qui appartiennent à d’autres classes ? »(Francis Galton Le génie héréditaire, 1869 p.37)
Il revient à Karl Pearson (1857–1936), mathématicien britannique, fondateur des statistiques modernes, de mettre à l’épreuve l'eugénisme dont il est un ardent promoteur. Lorsqu’il a 33 ans Pearson se tourne vers la statistique. Francis Galton vient de publier son ouvrage Natural Inheritance (L'héritage naturel) et Pearson, à sa suite, va appliquer les méthodes statistiques à l'étude de la sélection naturelle de Darwin dans le cadre des théories de l'eugénisme alors en vogue.
A l'instar de Galton auquel le lie une indéfectible amitié, Pearson pense qu'il est possible et même éminemment souhaitable d'améliorer la race humaine (ou tout au moins britannique) en sélectionnant et favorisant les plus doués de ses représentants comme le fait la sélection naturelle pour les animaux. L'analyse statistique doit lui permettre de mesurer la détermination héréditaire des caractéristiques physiques et psychiques de l'homme et leur amélioration. Sa principale contribution est la création du test du χ² destiné à estimer si les écarts observés dans un ensemble de variables par rapport aux valeurs théoriques peuvent être attribués ou non à un échantillonnage au hasard.
Il tente d’établir « la mesure numérique de la relation entre les activités des pères et des fils » pour répondre à la question: « dans quelle mesure s’écarte-t-elle du hasard? Il conclut qu’ « environ les trois quarts de la ressemblance observée entre la profession du père et celle du fils est due à des influences héréditaires, et que le quart restant est dû à l’effet d’environnement.»
En France, c’est Lucien March, directeur de la Statistique Générale de France et familier des travaux de Galton et de Pearson (dont il traduit en français la Grammaire de la science) qui fonde la société française d’eugénique dès 1912. Le but affiché est d’améliorer la valeur sociale eugénique, par l’amélioration des propriétés biologiques des personnes. Le terme utilisé à l’origine par Galton, avant eugénisme, est viriculture, dont puériculture est la continuité. Dans « Pour la race, infertilité et puériculture », il écrit en 1910 :
« L’ensemble des conditions dont se préoccupe l’arboriculteur, ou l’éleveur, quand il cherche les moyens d’obtenir le plus grand nombre de sujets sains, vigoureux et de meilleure qualité pour le but à atteindre, mérite au moins autant d’attention (que la conservation et l’amélioration de la vie une fois créée. […] En France jusqu’à présent, on n’a guère intéressé l’opinion publique qu’à cette partie (de la puériculture) qui traite en somme de la conservation et de l’amélioration de la vie une fois créée […]. Pourquoi en France […] où de nombreuses associations encouragent la culture de la pomme de terre ou des fleurs, l’aviculture et l’élevage de chevaux, ne verrait-on pas se former une fédération de toutes les bonnes volontés en faveur de la puériculture, pour la défense de la race ?» (Lucien March , Pour la race, infertilité et puériculture, 1910)
Mais revenons à Galton. En 1891, il lance lors du 7ème congrès international d’hygiène et de démographie un « appel aux démographes » pour qu’ils étudient la fécondité différentielle entre les classes et les nations. March répond par la présentation d’un rapport en 1912 sur « la fertilité des mariages suivant la profession et la situation sociale ». Il y prend position en faveur d’un taux de reproduction élevé et une mobilité sociale faible, au motif que si celle-ci peut être trop importante (du bas en haut de l’échelle sociale) : « non seulement je trouve qu’une extrême mobilité n’est pas nécessaire pour las élection naturelle mais en plus je prétends que le pouvoir de s’élever trop aisément d’une classe à une autre est positivement dangereux pour l’idéal eugénique […]. Celui qui a devant ses yeux un grand changement de classe sociale comme objet de son ambition ne s’embarrassera pas d’avance d’une femme et d’une famille qu’il ne peut pas être à même d’élever avec lui. »
Ce rappel est nécessaire pour repérer les traces qui survivront à ce projet.
A la Libération, ce projet eugéniste n’est pas éteint. Durant les années 50, l’INED est le lieu de réélaboration de ce projet, désigné comme « démographie qualitative ». Ce dernier terme étant entendu sous deux sens : qualité eugénique et développement des enquêtes statistiques administratives de la SGF. Cette continuité doit être comprise à partir de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains créés par Alexis Carrel en 1941, et dont sont issus de nombreux cadres de l’INED. L’intention et la vision sociale de Carrel sont traduits clairement et avec une certaine brutalité dans ce passage de L’homme, cet inconnu (1935) :
« La répartition de la population d’un pays en différentes classes n’est pas l’effet du hasard ni de conventions sociales. Elle a une base biologique profonde. Car elle dépend des propriétés physiologiques et mentales des individus […]. Ceux qui sont aujourd’hui des prolétaires doivent leur situation à des défauts héréditaires de leur corps et de leur esprit. » (Alexis Carrel, L’homme, cet inconnu, 1935)
Toutefois, son hostilité à la mobilité, son attachement à la reproduction sont moins marqués que chez March et se rapprochent davantage des théories de Vilfredo Pareto (1848-1923) :
« les individus doivent monter ou descendre au niveau auquel les destine la qualité de leurs tissus ou de leur âme. Il faut faciliter l’ascension de ceux qui ont les meilleurs organes et le meilleur esprit. Il faut que chacun occupe sa place naturelle. »( Alexis Carrel, L’homme, cet inconnu, 1935)
Concrètement, cela donnera lieu aux travaux de J. Sutter qui resta proche d'A. Carrel, jusqu'à son décès en 1944,. C'est J. Sutter qui rédigea le catalogue exhaustif des œuvres de Carrel,
En 1946, il publie l’article « Le facteur “qualité“ en démographie », (Population, n°1, pp. 229-316) puis, en 1950, à un volume des cahiers de l’INED intitulé : « l’Eugénique. Problèmes, méthodes, résultats. »
Toutefois, ici encore il remet en cause la dimension héréditaire de la valeur eugénique des personnes, insistant sur la sensibilité au milieu et la nécessité de la cultiver. Une étude menée en 1940 auprès de 650 enfants doit permettre de faire la part de « la valeur biologique de l’enfant », et des « conditions de vie ».
Ces principes de qualification des citoyens aident à mieux comprendre la réélaboration de la statistique sociale des années 50 et 60, le passage du questionnement eugénique au questionnement sur la qualification scolaire et le handicap socio-culturel.
Alfred Sauvy, qui a fixé à l’INED une mission d’élaborer une « biologie sociale » et plaide pour une eugénique, se demande en 1950 si « les conditions sociales de départ des individus s’opposent à cette sélection des valeurs », à « l’accession des plus doués et des plus méritants aux postes élevés de la hiérarchie sociale ». Brésard, qui a réalisé pour l’INED une enquête de mobilité sociale, dénonce les « situations défavorisées » des familles nombreuses et le « handicap » dont elles souffrent, catégories qui seront au cœur de la critique de l’inégalité des chances. Alain Girard, en 1953, dénonce ce handicap en ce qu’il nuit à une distribution des personnes conforme à un ordre eugénique, les « mieux-doués » risquant de ne pas accéder aux positions sociales qui devraient être les leurs.
« Il importe que les mieux doués puissent accéder à une haute culture, quel que soit le niveau de leur famille. […] La sélection des meilleurs est loin d’être réalisée. La très faible proportion des enfants d’ouvriers qui poursuivent leurs études a souvent été dénoncée, notamment dans Population ». (Alain Girard, « L’orientation et la sélection des enfants d’âge scolaire dans le département de la Seine »,Population,n°1, 1953,p.650)
Alain Girard avec Henri bastide reprennent une distinction qui allait fonder plus tard la sociologie de la reproduction sociale : celle de l’influence économique et « psycho-sociale », ou culturelle.
C’est encore Alain Girard qui réalise en 1959 une enquête sur « le choix du conjoint ». Il s’intéresse aux travaux visant à démontrer que le choix du conjoint permet de compenser les effets, néfastes sur la qualité de la population, de l’hérédité et des inégales fécondité. Ce thème, avant d’être relié à la mobilité sociale, à l’égalité des chances ou à la reproduction de la stratification sociale, était lié à la question eugénique de la transmission héréditaire de la qualité.
« Les futurs conjoints peuvent choisir leur partenaire parmi des personnes qui leur ressemblent, ou bien éviter d’épouser des personnes qui ont des caractères communs avec eux, physiques ou psychologiques. Dans un cas comme dans l’autre, choix positif ou choix négatif, la distribution des gènes dans la population se trouve affectée, et les caractères qui se transmettent par l’hérédité ne se répartissent pas de la même manière au cours des générations successives.» (Alain Girard « Le choix du conjoint. Une enquête psycho-sociologique en France », Cahiers de l’INED, n°70, Paris 1974)
Dans La réussite sociale en France, ses caractères, ses lois, ses effets publié en 1961, Alain Girard inclue également une étude sur « les hommes illustres et la qualité des personnalités les plus éminentes » qui rejoint les travaux de Galton. Dans le même numéro, il critique « l’inertie sociale » (autre nom de la reproduction) animé par « une volonté de justice » et écrit ces lignes aux forts accents « bourdieusiens » :
« C’est au sein de la famille, par une sorte de mimétisme naturel, que l’enfant acquiert, en fait de langage comme en fait de manières, tout ce que plus tard il saura sans avoir besoin de l’apprendre. C’est en elle que se forme d’abord sa personnalité sociale, que se révèlent ses tendances et ses aspirations, et que s’éveille sa vocation. Les goûts et les capacités offrent pour une part un reflet de l’ambiance familiale. Par là s’expliquerait la transmission héréditaire des professions que nous avons décelée ; le fils du médecin ou du professeur est déjà un peu médecin ou professeur sans parler des facilités que lui donneront plus tard les relations familiales.»(pp.352-353)
Girard regrette cette situation, puisqu’il écrit dans le même ouvrage :
« Il y a donc un véritable scandale à ce que tous les meilleurs de toutes les classes ne puissent arriver également. Une amélioration n’est possible que par un changement des structures et par la suppression des classes. » (Alain Girard, La réussite sociale en France, ses caractères, ses lois, ses effets, Travaux et documents, n°38 , Paris, INED-PUF, 1961, p.350)
Girard introduit pour expliquer cette reproduction la notion de capital intellectuel : « le succès des enfants des familles bourgeoises représente comme l’utilisation d’un capital intellectuel développé et accumulé aux cours de générations successives. »
La notion de stratégie fait également son apparition à travers « les mécanismes de conservation sociale ». Alain Girard et Henri Bastide décrivent ainsi l’orientation scolaire :
« Les visées des familles reproduisent en quelque sorte la stratification sociale, telle d’ailleurs qu’elle se retrouve dans les divers genres d’enseignement […]. La réussite scolaire et l’orientation des enfants vers les différents ordres d’enseignement [obéissent] à un déterminisme résultant de la stratification sociale. Chaque famille offre un reflet du milieu auquel elle appartient, et son influence apparaît prépondérante sur le développement des enfants.[…] Le niveau de vie, ou l’argent, n’est pas seul en cause. A égalité d’aptitude ou à égalité de valeur scolaire, l’ambiance culturelle de la famille, et son niveau d’aspiration favorisent les enfants des milieux sociaux élevés par rapport à ceux des autres milieux. »
Alain Girard et Henri Bastide, « La stratification sociale et la démocratisation de l’enseignement », Population,n°3, juillet-septembre 1963pp.458-,471-472
La notion de capital intellectuel de Girard présente des similitudes avec celle de capital culturel de Bourdieu et Passeron. Celles-ci résident en particulier dans la distinction entre les deux types de ressources, économiques et culturelles.
Elle s’expliquent lorsque l’on examine la genèse de la pensée de Bourdieu. Dans l’ouvrage collectif Le partage des bénéfices, le titre de la quatrième partie reprend le terme d’Alain Girard et Henri Bastide : « les mécanismes de la conservation ». Dans le chapitre de cette partie que Bourdieu consacre à la « Transmission de l’héritage culturel », il fait référence aux travaux d’Alain Girard et Henri Bastide. Par le vocabulaire utilisé, il s’agit d’un article de transition entre la démographie « qualitative » et le Bourdieu de la reproduction (à venir) :
« Le système scolaire est un des facteurs les plus efficaces de conservation sociale en ce qu’il fournit l’apparence d’une légitimation aux inégalités sociales et qu’il donne sa sanction à l’héritage culturel, au don social traité comme don naturel ». (Pierre Bourdieu « La transmission de l’héritage culturel », in DARRAS, Le partage des bénéfices. Expansion et inégalités en France, Paris, éditions de Minuit, 1966)
Citant l’article de Paul Clerc paru dans Population sur « La famille et l’orientation scolaire au niveau de la sixième » il commente : « C’est le niveau culturel du groupe familial qui entretient la relation la plus étroite avec la réussite scolaire de l’enfant. » De même, il mentionne les observations d’Alain Girard et Henri Bastide sur « les appréciations de l’instituteur qui, lorsqu’il joue le rôle de conseiller, prend en compte, consciemment ou inconsciemment, le milieu social de l’élève. »
Si les analyses convergent, les jugements se distinguent. Alors que Girard ne trouve pas scandaleux à ce que le capital intellectuel acquis dans la famille se situe dans le prolongement d’un capital génétique, Bourdieu et Passeron, qui ont publié Les héritiers en 1964, font apparaître ce capital pour dénoncer le rôle joué par l’école dans la légitimation des positions de domination et le mythe de la mobilité. Les tables de mobilité sont traitées comme des tables de reproduction.
Reconnaître la distinction biologique/social, ou la soumettre à nouveaux frais au débat, est une chose. Encore faut-il à un moment rompre avec une position d’équilibriste et argumenter dans un sens. C’est ce que fit le statisticien de l’INSEE, Michel Praderie, dans un autre article du même volume : « Héritage social et chances d’ascension ». Il reprend tout d’abord le problème en termes somme toute très classiques :
« L’inégalité des “dons initiaux” recouvre d’une part l’inégalité qu’on pourrait appeler biologique et qui tient aux qualités intellectuelles ou physiques et d’autre part l’inégalité socialement conditionnée qui tient à des attitudes différentes devant l’école, à un réseau de relations plus ou moins important et à un capital économique et culturel plus ou moins considérable. »p.330
En revanche, s’inspirant des travaux du centre de sociologie européenne dirigé par Bourdieu, il prend partie pour le second terme :
« En fait, de récentes études […] montrent qu’il n’y a pas indépendance entre les deux aspects mais qu’au contraire les qualités considérées comme intrinsèque sont très fortement marquées par le milieu familial. »
Ainsi, bien que puisant, autant par sa problématique de fond – la reproduction héréditaire des positions sociales – que par certains des concepts mis en œuvre – rôles respectifs de l’inné et de l’acquis dans la structure sociale, des gènes et de l’éducation– Bourdieu et son équipe rompent finalement avec la tradition parvenue via l’INED pour se réapproprier sociologiquement une problématique qu’une tradition nationale avait abandonné aux démographes.