La dissertation
5. La dissertation littéraire
5.1. Exercice
« L’art est une activité sociale ; l’œuvre esthétique ne s’isole pas d’un environnement religieux, politique, culturel, économique, voire technique, bref d’un ensemble d’institutions, de mentalités, d’idéologies, de savoirs, d’attitudes proprement sociaux : voilà l’évidence, ou le postulat, qui inaugure toute réflexion sur les rapports entre la littérature et la société. La foi féodale, abrupte, conquérante, de la chanson de geste ne se comprend que dans un univers brutalement scindé entre païens et chrétiens, structuré par des relations personnelles entre suzerain et vassal, et par une division en trois ordres traditionnels (les prêtres, les combattants, les producteurs) ; d’autres espèces du sentiment religieux se comprennent dans des milieux différents : la piété plus inquiète d’un Enée plongé dans un monde où le sacré se diffuse et où les sens s’estompent parfois ; le dolorisme de certains auteurs catholiques modernes (de Léon Bloy à François Mauriac) qui voient les anciennes certitudes assiégées par le doute, humiliées par l’hédonisme laïque, et le peuple chrétien séduit par l’abondance clinquante des biens matériels. Que l’artiste s’intègre harmonieusement à une civilisation ou s’y oppose (en un conflit larvé ou violent), il témoigne des épanouissements, des répressions, des règles ou des coutumes qui caractérisent une société. Mais l’œuvre d’art est un monde en soi, cosmos ou monade, avec son langage, ses normes, ses images ; les signes qui la composent obéissent à leur propre logique, autotélique ou autocentrée, loin de copier servilement, voire de photographier, une réalité sociale ».
Madelénat, Daniel. « Littérature et société ». Précis de littérature comparée, Presses Universitaires de France, 1989.
Discutez cette affirmation.
Réponse type
La littérature, en tant que produit de l’esprit humain, se déploie dans un contexte social, politique, et culturel qui imprègne son essence même. À travers cette citation de Daniel Madelénat, une réflexion s’ouvre sur les rapports intrinsèques entre l’œuvre littéraire et la société qui la façonne. Loin d’être un objet détaché de son environnement, l’œuvre d’art se nourrit de son époque tout en la dépassant, devenant ainsi à la fois un témoignage des mentalités dominantes et une entité autonome avec ses propres logiques et significations. Mais quel est véritablement le rôle de la littérature dans son interaction avec la société ? Et jusqu’à quel point peut-elle se concevoir comme un miroir de celle-ci sans perdre son autonomie esthétique ? Ces interrogations fondamentales conduisent à examiner d’abord l’influence directe de la société sur la littérature, puis le dépassement de cette influence par l’autonomie de l’œuvre, pour enfin réfléchir à la tension fertile entre engagement social et recherche esthétique.
La littérature, selon Madelénat, s’inscrit dans un cadre social dont elle témoigne directement ou indirectement. En effet, chaque œuvre est profondément enracinée dans son époque, qu’elle en épouse les valeurs ou qu’elle s’y oppose. D’abord, certaines œuvres peuvent être vues comme des miroirs des structures sociales, économiques, et politiques de leur temps. Les chansons de geste, comme le suggère Madelénat, sont indissociables de l’organisation féodale, où la hiérarchie et la foi chrétienne structuraient l’existence. La Chanson de Roland, par exemple, magnifie les valeurs de loyauté et de bravoure propres à une société médiévale divisée en trois ordres. De la même manière, au XIXe siècle, les romans réalistes d’un Balzac ou d’un Zola mettent en lumière les transformations sociales et économiques induites par la montée de la bourgeoisie et la révolution industrielle. Ces œuvres, loin d’être de simples fictions, deviennent des archives littéraires des mentalités et des tensions sociales de leur époque. Cependant, la littérature peut également offrir un regard critique sur la société. En exposant ses contradictions ou ses injustices, elle devient une force de contestation et de changement. Les œuvres de Victor Hugo, comme Les Misérables, dénoncent les inégalités sociales et plaident pour une société plus juste, tout en inscrivant leur récit dans les bouleversements historiques de la France postrévolutionnaire. Ainsi, qu’elle s’intègre ou qu’elle s’oppose, la littérature demeure intimement liée à son environnement.
Toutefois, si la littérature témoigne de son époque, elle ne se réduit pas à une simple reproduction de la réalité sociale. Madelénat souligne qu’une œuvre est « un monde en soi », avec un langage et une logique propres. Cette autonomie esthétique permet à la littérature de dépasser le contexte qui l’a vu naître et d’explorer des problématiques universelles.
En effet, une œuvre littéraire ne se limite pas à la description ou à la critique de son environnement : elle propose une vision, une réinvention du monde par le prisme de l’imaginaire. Par exemple, le théâtre absurde de Samuel Beckett ou d’Eugène Ionesco dépasse les cadres historiques immédiats pour interroger des thèmes existentiels et métaphysiques. Si ces œuvres trouvent un écho dans la société d’après-guerre, elles s’affranchissent des contingences pour proposer une réflexion intemporelle sur la condition humaine et l’absurdité de l’existence.
De plus, le langage littéraire, par sa richesse et sa densité, permet à l’œuvre de s’émanciper de son rôle social. Par ses métaphores, ses symboles et ses jeux stylistiques, la littérature crée un espace autonome où les significations circulent librement. En ce sens, elle ne copie pas la réalité, mais en propose une interprétation nouvelle et polysémique. Le poème « Les Fleurs du Mal » de Baudelaire, par exemple, transcende la modernité de son époque pour exprimer une tension entre spleen et idéal, dans une langue dense et symbolique qui confère à l’œuvre une portée universelle.
Cette double nature de la littérature – ancrée dans la société et dotée d’une autonomie propre – crée une tension féconde, à travers laquelle elle peut éveiller les consciences tout en explorant la complexité du langage et des formes artistiques. Cette tension est particulièrement visible dans les œuvres qui se situent à la frontière entre engagement et innovation esthétique.
Les écrivains engagés, comme Jean-Paul Sartre ou Albert Camus, ont cherché à concilier ces deux dimensions. Dans Les Mains sales, Sartre explore les dilemmes moraux et politiques du militantisme, tout en utilisant le théâtre comme espace d’interrogation et de réflexion. De même, Camus, dans L’Homme révolté, relie son analyse philosophique à une réflexion sur la responsabilité de l’artiste face à la société. Ces œuvres montrent que la littérature peut être à la fois un acte de création esthétique et un moyen d’interroger les fondements de la société. Par ailleurs, cette tension entre société et autonomie trouve aussi son expression dans les œuvres postmodernes, qui jouent avec l’intertextualité et les références culturelles pour questionner les discours dominants. Les romans de Milan Kundera, par exemple, mêlent réflexion historique, politique et existentielle dans une structure narrative complexe, créant ainsi des œuvres à la fois ancrées dans leur époque et universelles par leur portée.
Ainsi, la littérature, selon les mots de Madelénat, est indéniablement une « activité sociale » qui ne peut se dissocier de son environnement religieux, politique, et culturel. Qu’elle reflète les structures de son époque ou qu’elle s’y oppose, elle témoigne des mentalités et des idéologies qui la façonnent. Toutefois, elle ne se réduit pas à cette fonction sociale : en tant que « monde en soi », l’œuvre littéraire s’affranchit des contraintes de la réalité pour devenir un espace autonome, où le langage, les formes, et les significations s’épanouissent librement. Finalement, c’est cette tension entre engagement social et recherche esthétique qui fait de la littérature un art unique et indispensable. Elle interroge le passé, éclaire le présent, et ouvre des horizons pour l’avenir, démontrant ainsi que la littérature est bien plus qu’un simple témoignage : elle est une expérience humaine totale, à la croisée des chemins entre l’histoire et l’imaginaire. Si la littérature est profondément liée à son contexte social et culturel, elle s'inscrit également dans une tradition artistique plus large, où les œuvres d'autres disciplines, comme la peinture, le cinéma ou la musique, témoignent elles aussi des mentalités de leur époque tout en affirmant leur autonomie esthétique. Par exemple, les tableaux de Pablo Picasso, tels que Guernica, capturent l'horreur de la guerre tout en proposant une vision profondément personnelle et universelle, démontrant que l'art, quelle qu’en soit la forme, dialogue sans cesse avec la société tout en transcendant ses limites. Cette comparaison invite à réfléchir sur les connexions entre les différentes formes d’art et leur rôle dans la construction de notre compréhension collective de l’histoire et de l’humanité.