Extrait de La Malédiction de Rachid Mimouni

 

« Les années ont passé, emportant avec elles les espoirs des premiers jours de liberté. Que reste-t-il aujourd’hui de cette effervescence, de cette énergie qui bouillonnait dans chaque cœur, dans chaque souffle, dans chaque poing levé ? Rien. Rien qu’un souvenir flou, presque oublié, comme une vieille photo en noir et blanc jaunie par le temps. Ceux qui ont combattu, qui ont vu leurs frères tomber dans les montagnes, dans les villes et les villages, se demandent aujourd’hui si tout cela valait la peine. Ils se demandent si les sacrifices, la douleur et la mort étaient le prix à payer pour que d’autres, sans vergogne, prennent le contrôle de leur destin et le manipulent pour leurs intérêts.

Les visages ont changé. Les anciens héros sont devenus des fantômes dans leur propre pays, des ombres que l’on évite, des regards que l’on fuit. Ils n’ont plus leur place dans cette société qui les a écartés, rejetés, comme des objets devenus inutiles une fois leur tâche accomplie. Ils sont les témoins muets d’un passé que beaucoup préféreraient oublier, d’un passé qui dérange, qui réveille des questions gênantes et des vérités amères.

Dans les cafés où ils se retrouvent parfois, ces vieux combattants, qui portent encore les marques de la guerre sur leur corps, échangent quelques mots, partagent des souvenirs, mais leurs voix sont basses, comme étouffées par le poids de la trahison. Ils parlent de leurs amis disparus, des promesses qu’ils s’étaient faites, des rêves qu’ils avaient pour leur pays. Et puis, ils se taisent, laissant leurs pensées vagabonder dans un silence lourd de regrets et de désillusion.

Les jeunes, eux, ne comprennent pas. Ils sont nés dans un pays libre, mais leur liberté est teintée de résignation et d’amertume. Ils ne connaissent que le chômage, la pauvreté, la violence quotidienne. Ils regardent les anciens avec indifférence, parfois même avec mépris, comme s’ils étaient responsables de l’état misérable dans lequel ils vivent. Ils ne voient pas les sacrifices, ils ne comprennent pas les luttes. Pour eux, tout cela appartient au passé, un passé qu’ils rejettent parce qu’il leur semble étranger, incompréhensible.

Pourtant, certains se révoltent encore, tentent de briser ce mur d’indifférence et de silence. Mais leur voix est rapidement étouffée, noyée dans la cacophonie d’un pouvoir qui écrase toute opposition, toute contestation. Les jeunes qui osent rêver d’un avenir meilleur sont souvent réduits au silence, emprisonnés, exilés, ou pire encore. Ils finissent par se soumettre, comme leurs aînés avant eux, à la fatalité d’un destin qu’ils ne contrôlent pas.

Et la vie continue, dans une lente agonie, un quotidien morne où l’espoir est devenu un mot sans signification, où les rêves sont des luxes que peu osent encore se permettre. Le pays, autrefois fier et déterminé, s’enfonce peu à peu dans une torpeur mortelle, une apathie qui ronge les cœurs et les âmes. Chaque jour qui passe voit un peu plus de cette flamme s’éteindre, remplacée par une froideur insensible, par un vide qui s’étend et avale tout sur son passage.

Parfois, un vieil homme, assis sur un banc, observe le monde autour de lui, silencieux. Il se souvient des chants de liberté, des cris de victoire, des drapeaux flottant dans le vent. Mais maintenant, il n’y a plus que le silence, un silence oppressant qui semble crier l’injustice de cet échec collectif. Dans ses yeux, il n’y a plus ni colère ni espoir, seulement un mélange de tristesse et de résignation. Il est le témoin d’une génération perdue, d’un rêve brisé, et il sait, au fond de lui, que rien ne pourra redonner vie à cette terre qui, autrefois, portait tant d’espoirs.

Car, en vérité, ce n’est pas l’Algérie qui est maudite. Ce sont les hommes, ceux qui l’ont trahie, ceux qui l’ont abandonnée, ceux qui ont préféré leurs propres intérêts à l’avenir de leur pays. La malédiction, elle est là, dans cette incapacité à s’élever, à construire, à s’unir. Et tant que les hommes resteront aveuglés par leurs querelles, par leurs haines, par leurs égoïsmes, ce pays restera enfermé dans cette spirale sans fin, incapable de retrouver la voie de la dignité et de la liberté ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 1. Lyrisme et tonalité mélancolique

   - Mimouni emploie un registre lyrique et une tonalité profondément mélancolique, qui imprègne le texte d’une certaine gravité. Les phrases sont longues, entrecoupées de virgules et de points de suspension, créant un rythme lent, presque méditatif, qui reflète l’usure du temps et la lente agonie d’un peuple désillusionné.

   - Les images de "vieil homme", "silence lourd", et "torpeur mortelle" incarnent l’échec d’une nation en quête d’idéal, et l’on sent un glissement vers une résignation inexorable. La phrase "un silence oppressant qui semble crier l’injustice de cet échec collectif" traduit cette souffrance muette que l’auteur attribue aux anciens combattants, déçus par la trahison de leurs idéaux.

 2. Symboles et métaphores puissants

   - Le texte regorge de symboles comme la "vieille photo en noir et blanc", la "flamme qui s’éteint", ou le "silence oppressant", qui donnent des indices sur la transformation des rêves d’indépendance en souvenirs effacés. L’image de la "vieille photo" renvoie à l’idée d’un passé glorieux mais oublié, terni par le temps et la désillusion.

   - La métaphore de la "flamme" qui s’éteint exprime la perte progressive d’espoir et de vitalité, tandis que "la spirale sans fin" évoque la stagnation d’un peuple condamné à revivre ses erreurs sans possibilité d’avancer.

 3. Antithèses et contrastes

   - Mimouni crée une tension entre des éléments opposés, ce qui accentue l’effet de trahison ressenti par les personnages. Il oppose, par exemple, "l’indépendance" et la "trahison", ou encore "les chants de liberté" et le "silence oppressant". Ces contrastes illustrent la perte des idéaux et la déception qui en découle.

   - Le contraste entre les "chants de liberté" des premiers jours et la "froideur insensible" du présent reflète un échec collectif, renforçant le sentiment de désespoir omniprésent. La juxtaposition de la "liberté" avec le "désenchantement" et la "souffrance" expose la dissonance entre le rêve d’émancipation et la réalité de l’Algérie indépendante.

 

 4. Structure syntaxique et rythme

   - Les phrases sont souvent longues, construites en accumulations, et utilisent de nombreuses propositions subordonnées, ce qui ralentit le rythme et donne un effet de lourdeur et de désespoir. La ponctuation, notamment l’usage des virgules et des points de suspension, semble exprimer la lassitude et la souffrance.

   - Ce choix stylistique mime la langueur des personnages, leur incapacité à agir et à changer la situation. Cette lenteur renforce le poids du texte et la perception d’un temps figé, où l’espoir n’a plus sa place.

 

 5. Figures de style : personnification et métonymie

   - Mimouni utilise souvent des personnifications pour donner vie aux concepts abstraits. Par exemple, le "silence" qui "crie l’injustice", ou encore la "malédiction" qui semble vivante, insidieuse, rappelle au lecteur que ces forces abstraites, bien qu’intangibles, façonnent le quotidien des personnages.

   - La métonymie est également présente, comme lorsqu’il parle de la "voix" des jeunes étouffée par "le pouvoir", illustrant comment l’autorité politique limite les voix dissidentes et tue l’espoir de changement. La métonymie rend ainsi tangible l’idée d’une oppression collective.

 6. Registres lexicaux : vocabulaire de l’abandon et de la désillusion

   - Le lexique de la déchéance et de la tristesse — "trahison", "échec", "torpeur", "agonie", "amertume" — traduit une souffrance collective. Le choix des mots liés au désenchantement et à l’inertie montre un pays en état de stagnation morale et politique.

   - Mimouni choisit également un vocabulaire fort et visuel pour décrire la perte des idéaux de liberté et de solidarité, avec des termes comme "indifférence", "froid", et "vide", qui suggèrent une déshumanisation progressive, une société qui s’éloigne de ses valeurs fondatrices.

 7. Dimension sociale et engagement politique

   - Le style de Mimouni est marqué par un engagement politique profond. En critiquant sans ambages la trahison des élites, la corruption et l’échec des institutions, l’auteur propose un récit réaliste et engagé. Il laisse transparaître sa colère contre ceux qui, après l’indépendance, ont échoué à construire une société juste et libre.

   - Cet engagement donne une dimension supplémentaire au texte, qui dépasse la simple narration d’une déception personnelle pour toucher un collectif et dénoncer un système.

 

 

Last modified: Monday, 18 November 2024, 9:36 PM