Texte

En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu’ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n’entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même.

Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche, comme il tombait :

– Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure.

Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu’il adorait.

« Descends, animal, que je te parle. » Le bruit de la machine empêcha encore Julien d’entendre cet ordre. Son père, qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l’en frappa sur l’épaule. À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu’il va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ; c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.

Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C’était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de l’expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n’en est peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l’idée à son père qu’il ne vivrait pas, ou qu’il vivrait pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maison, il haïssait ses frères et son père ; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu.

 

Cet extrait de Le Rouge et le Noir de Stendhal, au tout début du roman, nous introduit à Julien Sorel, jeune homme issu d'une famille modeste, qui est en profond décalage avec son milieu. Dans cette scène, nous voyons le père Sorel appeler son fils avec autorité, mais Julien, absorbé par la lecture du Mémorial de Sainte-Hélène, ignore les appels de son père. Le contraste entre Julien et ses frères est frappant : tandis qu’ils travaillent durement à équarrir du bois, Julien, « faible en apparence » et à la « taille mince », est plus préoccupé par ses livres que par les travaux de force que la famille attend de lui.

 

 Analyse de l’extrait

 

1. Le Début d’un Portrait en Contraste

   - Stendhal dresse ici le portrait d’un jeune homme isolé, en décalage avec sa famille et son environnement. Les frères de Julien, « espèces de géants », sont présentés comme des hommes de force, habitués aux tâches physiques, tandis que Julien semble frêle et rêveur. Ce contraste physique traduit aussi un décalage mental et émotionnel : Julien aspire à quelque chose de plus grand que la vie rude de son père.

 

2. La Passion pour la Lecture et l’Adoration pour Napoléon

   - Julien est absorbé dans la lecture du Mémorial de Sainte-Hélène, un ouvrage relatant les mémoires de Napoléon Bonaparte. Ce livre est plus qu’un simple objet de lecture : il symbolise pour Julien un monde d’idées et de grandeur, une échappatoire à la banalité de son quotidien. La fascination de Julien pour Napoléon incarne son désir de s’élever au-dessus de sa condition sociale, en quête de reconnaissance et de pouvoir.

 

3. Le Conflit avec le Père et la Violence Sociale

   - Le père Sorel représente une figure autoritaire et brutale, incapable de comprendre les aspirations intellectuelles de son fils. Sa violence physique envers Julien, notamment en jetant son livre dans le ruisseau, symbolise l’oppression que Julien subit dans un monde qui le rejette en raison de ses ambitions. Cette scène montre que Julien est perçu comme un « paresseux » et un rêveur, alors qu’en réalité, son refus des tâches physiques cache une ambition dévorante.

 

4. Le Regard de Julien sur sa Propre Situation

   - Julien est meurtri, non seulement physiquement, mais aussi dans son amour propre et son attachement profond au livre, qu’il voit emporté par le ruisseau. Cette perte représente la première d’une série de sacrifices que Julien sera contraint de faire pour survivre dans un environnement qui ne comprend ni ne tolère ses aspirations. La mention de ses « yeux animés de la haine la plus féroce » nous fait comprendre que Julien nourrit une rancune profonde contre son père et sa condition sociale.

 

5. Un Héros Romantique en Construction

   - Cet extrait montre déjà en Julien les traits d’un héros romantique : il est solitaire, incompris, nourri par une ambition secrète et un désir de grandeur. La description de son physique et de son caractère, faite ici en détail, laisse entrevoir une personnalité complexe, dont la fragilité extérieure cache un esprit déterminé et une sensibilité intense.

 

 Enjeux et Symboles

 

Ce passage expose le lecteur aux premiers indices de l’opposition entre Julien et la société dans laquelle il vit. Les tensions entre l'ambition intellectuelle et le déterminisme social sont au cœur du roman. Julien incarne la révolte contre l’injustice de sa condition, et cet épisode annonce le chemin parsemé d’obstacles, d’humiliations et de conflits qui l’attend. À travers ce personnage, Stendhal critique la société de la Restauration, où les aspirations personnelles et l’intelligence sont étouffées par des valeurs conservatrices et rigides.

En somme, cette scène initiale nous offre un aperçu crucial de la psychologie de Julien Sorel, de ses rêves d’ascension sociale, et de l’hostilité d’un monde qui ne lui permet pas de s’épanouir. Elle pose ainsi les bases de l’intrigue qui va suivre, où Julien cherchera, coûte que coûte, à transcender sa condition.

Voici des éléments d’analyse pour cet extrait de Le Rouge et le Noir de Stendhal :

 

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 1. Symbolisme des couleurs du titre

 

Les couleurs rouge et noir du titre symbolisent deux éléments centraux de la vie de Julien Sorel et de l’époque :

   - Le Rouge représente l’ambition militaire et la passion. Dans la société de la Restauration, le rouge évoque l’héroïsme napoléonien, qui fascine Julien.

   - Le Noir incarne la vie religieuse et le renoncement. Julien envisage la prêtrise comme un moyen de monter socialement. Le noir évoque aussi les forces de la mort et du destin, thèmes récurrents dans la vie de Julien.

  

   Ce titre illustre ainsi la dualité intérieure de Julien, partagé entre ses ambitions héroïques (le rouge) et les contraintes de la vie religieuse et de l’ambition sociale (le noir).

 

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 2. Division du texte en deux parties

 

Le texte se divise naturellement en deux parties :

   - Première partie : Le père Sorel cherche Julien et découvre qu’il est en train de lire plutôt que de surveiller la scie, ce qui le rend furieux.

   - Deuxième partie : Elle commence avec l'intervention physique du père (lorsqu'il monte pour saisir le livre et frapper Julien). C’est là que l’on voit l’impact de cette violence sur Julien, tant physiquement qu’émotionnellement.

 3. Personnages principaux et relations

   - Julien Sorel : C’est un jeune homme de 18 ans, ambitieux et intelligent, mais en décalage avec sa famille. Son père le voit comme un paresseux à cause de son amour pour la lecture.

   - Le père Sorel : Homme rude et autoritaire, il est furieux que son fils dédaigne les travaux de force. Il représente l’ordre familial et social que Julien rejette.

   - Les frères de Julien : Ils sont présentés comme des hommes forts, qui, contrairement à Julien, acceptent leur condition de travailleurs manuels. Leur relation avec Julien est distante et teintée de mépris.

Ces relations sont tendues et symbolisent le décalage entre Julien et sa famille, ainsi que la difficulté d’ascension sociale dans une société rigide.

 4. Résumé de l'extrait

Le père Sorel cherche son fils Julien et le trouve en train de lire, alors qu’il devrait surveiller la scie. Furieux, il le frappe violemment, jetant son livre dans le ruisseau. Julien, blessé et humilié, nourrit une haine intense envers son père et ses frères, qui ne comprennent ni son amour de la lecture ni son désir de grandeur.

 5. Descriptions physique et psychologique des personnages

   - Julien :

     - Physique : « taille mince », « traits irréguliers mais délicats », « nez aquilin », « grands yeux noirs » et « cheveux châtain foncé ». Sa « taille svelte » et « légère » le distinguent de ses frères robustes.

     - Psychologie : Julien est un jeune homme « pensif » avec une « grande pâleur ». Il est passionné de lecture, ce qui le pousse à rêver d’une autre vie. Il est également animé d’une « haine féroce » envers son père, ce qui révèle un caractère rebelle et ambitieux. Ce jeune homme faible physiquement, mais doté d’un esprit acéré, dégage une intensité de sentiments qui le rend fascinant.

   - Le père Sorel :

     - Physique : Il est plus âgé, mais encore agile puisqu’il grimpe sans hésitation pour attraper Julien.

     - Psychologie : Il est autoritaire, brutal et méprisant. Son incapacité à comprendre l’amour de Julien pour la lecture et son obsession pour le travail manuel le rendent rude et intransigeant. Son mépris envers Julien révèle une vision de la vie très pragmatique.

Les descriptions contrastées des personnages montrent le fossé entre Julien et sa famille. La fragilité physique de Julien souligne son inadéquation à la vie que lui impose son père, et la profondeur de son ressentiment annonce les conflits à venir.

 6. Discours indirect libre

Dans ce passage, le discours indirect libre apparaît lorsque Julien se demande « Dieu sait ce qu’il va me faire ! » en parlant de son père. Bien que ce soit un discours intérieur de Julien, il est intégré dans la narration sans marque de dialogue. Ce procédé stylistique permet de plonger dans les pensées de Julien, montrant à la fois sa peur et son ressentiment.

Cette analyse souligne comment cet extrait introduit des thèmes et des tensions qui seront développés dans le reste du roman. Stendhal y brosse un portrait nuancé de Julien, jeune homme déchiré entre ses rêves de grandeur et la dure réalité de sa condition sociale.

Modifié le: Monday 18 November 2024, 21:34