Eugène Ionesco, Rhinocéros (1959) - Acte II, tableau 2 (extrait)
Après la dispute qui les a opposés à la fin du premier acte, Bérenger décide de rendre visite à Jean. Il découvre ce dernier dans un bien mauvais état…
JEAN : Je vous dis que ce n’est pas si mal que ça ! Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont droit à la vie au même titre que nous !
BÉRENGER : A condition qu’ils ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la différence de mentalité ?
JEAN, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant : Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?
BÉRENGER : Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux.
JEAN : La morale ! Parlons-en de la morale, j’en ai assez de la morale, elle est belle la morale ! Il faut dépasser la morale.
BÉRENGER : Que mettriez-vous à la place ?
JEAN, même jeu : La nature !
BÉRENGER : La nature ?
JEAN, même jeu : La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.
BÉRENGER : Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle !
JEAN : J’y vivrai, j’y vivrai.
BÉRENGER : Cela se dit. Mais dans le fond, personne…
JEAN, l’interrompant, et allant et venant : Il faut reconstruire les fondements de notre vie. Il faut retourner à l’intégrité primordiale.
BÉRENGER : Je ne suis pas du tout d’accord avec vous.
JEAN, soufflant bruyamment : Je veux respirer.
BÉRENGER : Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n’ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l’ont bâti !...
JEAN, toujours dans la salle de bains : Démolissons tout cela, on s’en portera mieux.
BÉRENGER : Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.
JEAN : Brrr…
Il barrit presque.
BÉRENGER : Je ne savais pas que vous étiez poète.
JEAN, il sort de la salle de bains : Brrr…
Il barrit de nouveau.
BÉRENGER : Je vous connais trop bien pour croire que c’est là votre pensée profonde. Car, vous le savez aussi bien que moi, l’homme…
JEAN, l’interrompant : L’homme… Ne prononcez plus ce mot !
BÉRENGER : Je veux dire l’être humain, l’humanisme…
JEAN : L’humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule.
Il entre dans la salle de bains.
BÉRENGER : Enfin, tout de même, l’esprit…
JEAN, dans la salle de bains : Des clichés ! vous me racontez des bêtises.
BÉRENGER : Des bêtises !
JEAN, de la salle de bains, d’une voix très rauque difficilement compréhensible : Absolument.
BÉRENGER : Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean ! Perdez-vous la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ?
JEAN : Pourquoi pas ! Je n’ai pas vos préjugés.
BÉRENGER : Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal.
JEAN, toujours de la salle de bains : Ouvrez vos oreilles !
BÉRENGER : Comment ?
JEAN : Ouvrez vos oreilles. J’ai dit, pourquoi ne pas être rhinocéros ? J’aime les changements.
BÉRENGER : De telles affirmations venant de votre part… (Bérenger s’interrompt, car Jean fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros.) Oh ! vous semblez vraiment perdre la tête ! (Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs.) Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus.
JEAN, à peine distinctement : Chaud… trop chaud. Démolir tout cela, ça gratte, vêtements, ça gratte.
Il fait tomber le pantalon de son pyjama.
BÉRENGER : Que faites-vous ? Je ne vous reconnais plus ! Vous, si pudique d’habitude !
JEAN : Les marécages ! les marécages ! …
BÉRENGER : Regardez-moi ! Vous ne semblez plus me voir ! Vous ne semblez plus m’entendre !
JEAN : Je vous entends très bien ! Je vous vois très bien !
Il fonce vers Bérenger tête baissée. Celui-ci s’écarte.
BÉRENGER : Attention !
JEAN, soufflant bruyamment : Pardon !
Puis il se précipite à toute vitesse dans la salle de bains.
BÉRENGER fait mine de fuir vers la porte de gauche, puis fait demi-tour et va dans la salle de bains à la suite de Jean, en disant : Je ne peux tout de même pas le laisser comme cela, c’est un ami. (De la salle de bains.) Je vais appeler le médecin ! C’est indispensable, indispensable, croyez-moi.
JEAN, dans la salle de bains : Non.
BÉRENGER, dans la salle de bains : Si. Calmez-vous, Jean. Vous êtes ridicule. Oh ! votre corne s’allonge à vue d’œil !... Vous êtes rhinocéros
L’action de la pièce se déroule dans une petite ville où, soudainement, les habitants se transforment progressivement en rhinocéros. Le personnage principal, Bérenger, un homme ordinaire et marginalisé, est témoin de cette métamorphose collective. Au fil du temps, presque tout le monde autour de lui succombe à cette transformation, y compris ses amis proches et ses collègues. Seul Bérenger, malgré ses doutes et sa solitude, résiste et refuse de rejoindre le mouvement.
- Quels sont les deux personnages présents ? Lequel à l’initiative de la parole ?
Les deux personnages présents dans cet extrait de Rhinocéros sont Bérenger et Jean. Jean est à l’initiative de la parole, car c’est lui qui commence à exprimer ses idées sur la nature et la morale, contestant les principes humains traditionnels, tandis que Bérenger tente de le raisonner tout au long de la scène.
- Relevez les didascalies. Que montrent-elles ?
Dans cet extrait de "Rhinocéros", les didascalies sont abondantes et jouent un rôle crucial dans la compréhension de la transformation de Jean et de la dynamique entre les personnages. Voici les principales didascalies et leur signification :
1. "Jean, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant"
→ Cette didascalie montre l’agitation croissante de Jean, à la fois physique et mentale. Il ne tient pas en place, soulignant son mal-être intérieur et son processus de transformation.
2. "Jean, soufflant bruyamment"
→ Ce geste physique renforce son inconfort et montre le début de sa transformation en rhinocéros. Son comportement devient plus bestial, suggérant une perte de son humanité.
3. "Il barrit presque." / "Jean : Brrr…"
→ Ici, Jean commence à émettre des sons inhumains, proches du barrissement des rhinocéros. Cela montre la progression de sa transformation physique et mentale vers la bestialité.
4. "Jean, toujours dans la salle de bains"
→ Jean se cache régulièrement dans la salle de bains, ce qui symbolise peut-être sa honte ou son rejet de l’humanité. La salle de bains devient un lieu où il se transforme en privé, loin du regard de Bérenger.
5. "Jean, l’interrompant, et allant et venant"
→ Cette didascalie montre son impatience croissante et sa volonté de couper Bérenger dans ses tentatives de raisonner, renforçant l’idée de la rupture de la communication humaine.
6. "Jean fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros."
→ Cette didascalie décrit physiquement la transformation de Jean. Son corps commence à prendre les caractéristiques d’un rhinocéros, ce qui matérialise la métaphore de la bestialisation.
7. "Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs."
→ Jean devient complètement incontrôlable. Il perd la capacité de parler de manière intelligible, et ses actions sont maintenant dictées par des instincts animaux.
8. "Jean : Chaud… trop chaud. Démolir tout cela, ça gratte, vêtements, ça gratte. Il fait tomber le pantalon de son pyjama."
→ Cette didascalie accentue la déshumanisation complète de Jean, qui rejette désormais ses vêtements, symboles de civilisation, pour retrouver un état primitif.
9. "Jean, soufflant bruyamment : Pardon ! Puis il se précipite à toute vitesse dans la salle de bains."
→ Jean adopte des comportements instinctifs, notamment la fuite rapide, comme un rhinocéros qui chargerait, soulignant l’inévitable transformation.
Que montrent ces didascalies ?
Ces didascalies montrent la lente mais inéluctable transformation de Jean en rhinocéros, tant sur le plan physique que psychologique. Elles illustrent son abandon de l’humanité pour se rapprocher de la bestialité, marquant une rupture définitive avec les valeurs humaines. Elles soulignent également l’agitation, la confusion et l’impatience de Jean, qui devient de plus en plus animal, tandis que Bérenger tente de maintenir un lien humain avec lui.
- Quelle impression Ionesco veut-il donner au spectateur ?
Dans cette scène de "Rhinocéros" d’Eugène Ionesco, l’auteur cherche à produire une impression de désorientation, de déshumanisation progressive et d’angoisse chez le spectateur.
- Quelles sont les différentes étapes de la transformation de Jean ?
La transformation de Jean dans cette scène suit une progression graduelle, passant de changements idéologiques (rejet de la morale et des valeurs humaines) à une animalisation de son corps et de ses comportements. Chaque étape montre comment Jean renonce progressivement à sa nature humaine pour adopter celle d’un rhinocéros
- Comment son vocabulaire évolue-t-il ?
L’évolution du vocabulaire de Jean reflète parfaitement sa transformation physique et idéologique. De l’intellectualisation et du raisonnement abstrait au début de la scène, il dérive progressivement vers des expressions de plus en plus primitives et sensorielles, jusqu’à ne plus parler qu’en grognements et cris. Cette perte de la parole humaine illustre symboliquement sa déshumanisation totale
- Quelle est l’attitude de Bérenger à l’égard de Jean ?
L’attitude de Bérenger à l’égard de Jean est marquée par une combinaison de préoccupation, de désaccord, d’empathie et de désespoir. Il oscille entre le désir de sauver son ami de sa transformation et l’angoisse face à l’irrationalité de la situation. Cette dynamique met en lumière les thèmes centraux de l’œuvre, notamment la lutte entre l’individu et les forces de conformité et de déshumanisation présentes dans la société.
- Quelles valeurs Bérenger tente-t-il de défendre ? Y parvient-il ?
À travers Bérenger, Ionesco présente une figure qui incarne la résistance face à l’absurde et la déshumanisation. Les valeurs qu’il défend — l’humanisme, l’individualisme, la résistance à l’absurde, la compassion et l’importance de la conscience — contrastent avec les forces de la société qui poussent les individus à abandonner leur humanité.
- La pièce Rhinocéros d’Eugène Ionesco est-elle une comédie ou une tragédie ? Justifiez votre avis en vous aidant d’éléments du texte.
Rhinocéros d’Eugène Ionesco est une comédie tragique qui explore les thèmes de l’absurde, de l’isolement et de la déshumanisation.