L’analyse thématique est une approche critique qui consiste à identifier et à examiner les grands thèmes ou idées principales d’un texte littéraire. Un thème est une idée ou une question centrale qui parcourt une œuvre et qui est explorée à travers les actions des personnages, les événements de l’intrigue et les symboles présents dans le texte. L’analyse thématique permet de mettre en lumière les préoccupations de l’auteur, de comprendre les enjeux sociaux, philosophiques ou politiques de l’œuvre, et de dégager des significations sous-jacentes.

 Les étapes d’une analyse thématique :

1. Identifier les thèmes principaux :

   - La première étape consiste à lire attentivement le texte pour repérer les idées récurrentes ou dominantes. Ces thèmes peuvent être explicites, comme l’amour ou la guerre, ou implicites, comme la solitude ou la quête de sens.

   - Les thèmes peuvent être variés : ils peuvent toucher à des problématiques personnelles (la mort, la trahison, l’identité), sociales (l’injustice, les inégalités de classe, le genre), ou métaphysiques (la condition humaine, le sens de la vie).

2. Repérer les motifs récurrents :

   - Un motif est une image, un symbole ou une idée qui revient de manière répétée dans le texte et qui soutient le développement d’un thème.

   - Les motifs aident souvent à renforcer la signification des thèmes principaux et à en montrer la complexité.

3. Analyser le développement des thèmes dans l’intrigue :

   - Ensuite, il faut examiner comment ces thèmes évoluent au fil de l’intrigue. Quelle est leur importance dans le développement des personnages et des événements ? Par exemple, dans "Madame Bovary" de Flaubert, le thème du désir insatisfait est central : il structure toute la progression d’Emma Bovary, de ses rêves d’évasion à sa chute.

  4. Étudier les personnages en fonction des thèmes :

   - Les personnages jouent souvent un rôle clé dans l’exploration des thèmes. En quoi sont-ils le reflet des idées centrales de l’œuvre ? Sont-ils des archétypes, des symboles ou des contrepoints à ces thèmes ?

 

5. Relier les thèmes au contexte historique et culturel :

   - Les thèmes ne sont pas uniquement internes à l’œuvre ; ils peuvent aussi renvoyer à des enjeux historiques, culturels ou philosophiques extérieurs.

   - Il est donc pertinent de replacer les thèmes dans leur contexte afin de mieux comprendre leur portée et leur signification.

 

3. L’évolution des thèmes au fil du récit

Certains thèmes évoluent au fur et à mesure que l’intrigue se développe. Il est donc pertinent d’analyser comment un thème est traité dans les différentes parties d’une œuvre et comment il prend des nuances nouvelles ou se transforme.

 4. Les perspectives multiples sur un même thème

Un texte peut présenter un thème sous différentes perspectives, permettant ainsi une lecture nuancée. Les différents personnages peuvent incarner des visions opposées d’un même thème, offrant ainsi une dialectique à l’intérieur du texte.

 Exemple : "Les Frères Karamazov" de Dostoïevski

Le thème de la foi et de l’existence de Dieu est abordé à travers plusieurs personnages, chacun représentant une position philosophique différente :

- Aliocha incarne la foi religieuse et la piété.

- Ivan incarne le doute existentiel et l’athéisme.

Ces perspectives multiples créent une profondeur thématique en opposant des idéologies complexes au sein même du récit.

 Exemple : "Germinal" d’Émile Zola

Le thème de la lutte des classes est central dans ce roman, mais il prend une dimension particulière quand on le replace dans le contexte de l’industrialisation et des luttes ouvrières au XIXe siècle. La description des conditions de travail des mineurs et la révolte contre les patrons sont des thèmes qui ne peuvent être analysés sans tenir compte des tensions sociales de l’époque.

 

1. Thème de l’absurdité :

Dès l’ouverture de L’Étranger, Camus expose le thème central de l’absurde. Le narrateur, Meursault, annonce la mort de sa mère avec une indifférence troublante. Sa phrase "Ou peut-être hier, je ne sais pas" montre un détachement complet face à un événement qui, dans la plupart des sociétés, est considéré comme l’un des plus significatifs de l’existence. Cette incapacité à ressentir les émotions attendues (comme la tristesse ou le chagrin) souligne la vision camusienne de l’absurde : un monde sans ordre, sans raison, où les événements surviennent sans que l’on puisse y trouver un sens profond.

Le manque d’émotion de Meursault et son incapacité à se conformer aux attentes sociales face à la mort de sa mère reflètent la condition absurde de l’existence humaine, telle que décrite par Camus. Le narrateur semble étranger non seulement à la société, mais aussi à lui-même, incapable de se conformer aux normes ou de donner du sens aux événements de sa vie.

 2. Thème de l’indifférence et de l’isolement :

L’attitude de Meursault vis-à-vis de la mort de sa mère met également en lumière le thème de l’indifférence. Il se sent détaché non seulement des autres, mais aussi de ses propres émotions. Cette indifférence est un des aspects majeurs de la personnalité de Meursault tout au long du roman. Il aborde la vie avec un sentiment de distance émotionnelle qui le place en marge de la société.

L’indifférence de Meursault contribue aussi à son isolement. Il est isolé non seulement physiquement (il vit seul, sa mère était en maison de retraite), mais aussi émotionnellement, car il semble incapable d’éprouver des sentiments communs ou de se connecter aux autres de manière authentique. Cet isolement est au cœur du récit, car il conduit à l’incompréhension et à la condamnation de Meursault par les autres.

 3. Thème de la mort et de la condition humaine :

La mort, en particulier celle de la mère de Meursault, joue un rôle central dans l’exploration du thème de la condition humaine dans "L’Étranger". La mort est un rappel constant de l’absurdité de la vie : elle est inévitable, imprévisible, et elle vient sans explication. Le fait que Meursault ne parvienne pas à donner un sens à la mort de sa mère reflète une vérité plus large sur l’existence humaine : nous sommes confrontés à la mort sans avoir les moyens de la comprendre ou de lui donner un sens satisfaisant.

Le traitement de la mort dans l’œuvre de Camus met en évidence l’idée que la vie elle-même est dénuée de but intrinsèque. Pour Meursault, la mort de sa mère ne provoque pas de remise en question ou de réflexion philosophique, elle est simplement un fait parmi d’autres, reflétant ainsi une conception existentialiste où la mort est un événement inévitable et sans signification transcendante.

 4. Thème de la société et du conformisme :

Meursault, en ne réagissant pas à la mort de sa mère comme la société l’attendrait, se place immédiatement en marge de la société. Il ne ressent pas de tristesse, n’exprime pas de regrets, et cette attitude décalée fait de lui un étranger dans un monde où les conventions et les attentes sociales sont importantes. Le comportement de Meursault face à cet événement déclenche une incompréhension qui ne fera que croître au fil du roman, culminant lors de son procès, où son indifférence est perçue comme un manque d’humanité.

Le roman critique implicitement les normes sociales qui imposent des réactions attendues face à certains événements comme la mort. Le refus de Meursault de se conformer à ces attentes le met en opposition directe avec le reste de la société, qui cherche à maintenir un ordre moral rigide.

 5. Thème du langage et de la communication :

Le style détaché et minimaliste de l’écriture de Camus dans cet extrait renforce le thème de l’inefficacité du langage pour exprimer l’absurdité de la condition humaine. Le télégramme annonçant la mort de la mère de Meursault est froid et impersonnel, illustrant l’inadéquation des mots pour capturer l’importance émotionnelle ou existentielle de la mort.

De même, les propres mots de Meursault ("Cela ne veut rien dire") montrent sa difficulté à trouver du sens dans la communication humaine. Ce manque de communication significative est une autre façon pour Camus d’explorer l’idée que le langage ne suffit pas à expliquer ou à donner un sens à l’expérience humaine, en particulier face à des événements aussi fondamentaux que la mort.

 

 

 

 

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.

L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit :                                                               « Ce n’est pas de ma faute ». II n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte.

Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle. J’ai pris l’autobus à deux heures. II faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : « On n’a qu’une mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte.

J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.

J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit « oui » pour n’avoir plus à parler.

L’asile est à deux kilomètres du village. J’ai fait le chemin à pied. J’ai voulu voir maman tout de suite. Mais le concierge m’a dit qu’il fallait que je rencontre le directeur. Comme il était occupé, j’ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite, j’ai vu le directeur : il m’a reçu dans son bureau. C’était un petit vieux, avec la Légion d’honneur. Il m’a regardé de ses yeux clairs. Puis il m’a serré la main qu’il a gardée si longtemps que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m’a dit : « Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien. » J’ai cru qu’il me reprochait quelque chose et j’ai commencé à lui expliquer. Mais il m’a interrompu : « Vous n’avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus heureuse ici. » J’ai dit: « Oui, monsieur le Directeur » Il a ajouté : « Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager avec eux des intérêts qui sont d’un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait s’ennuyer avec vous ». C’était vrai. Quand elle était à la maison, maman passait son temps à me suivre des yeux en silence. Dans les premiers jours où elle était à l’asile, elle pleurait souvent. Mais c’était à cause de l’habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait pleuré si on l’avait retirée de l’asile. Toujours à cause de l’habitude. C’est un peu pour cela que dans la dernière année je n’y suis presque plus allé. Et aussi parce que cela me prenait mon dimanche — sans compter l’effort pour aller à l’autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route.

Le directeur m’a encore parlé. Mais je ne l’écoutais presque plus. Puis il m’a dit : « Je suppose que vous voulez voir votre mère ». Je me suis levé sans rien dire et il m’a précédé vers la porte. Dans l’escalier, il m’a expliqué : « Nous l’avons transportée dans notre petite morgue. Pour ne pas impressionner les autres. Chaque fois qu’un pensionnaire meurt, les autres sont nerveux pendant deux ou trois jours. Et ça rend le service difficile ». Nous avons traversé une cour où il y avait beaucoup de vieillards, bavardant par petits groupes. Ils se taisaient quand nous passions. Et derrière nous, les conversations reprenaient. On aurait dit d’un jacassement assourdi de perruches. A la porte d’un petit bâtiment, le directeur m’a quitté : « Je vous laisse, monsieur Meursault. Je suis à votre disposition dans mon bureau. En principe, l’enterrement est fixé à dix heures du matin. Nous avons pensé que vous pourrez ainsi veiller la disparue. Un dernier mot : votre mère a, paraît-il, exprimé souvent à ses compagnons le désir d’être enterrée religieusement. J’ai pris sur moi de faire le nécessaire. Mais je voulais vous en informer. » Je l’ai remercié. Maman, sans être athée, n’avait jamais pensé de son vivant à la religion.

Albert Camus, L’Étranger, 1942.

Last modified: Monday, 18 November 2024, 9:20 PM