ESTELLE : Monsieur, avez-vous un miroir ? (Garcin ne répond pas.) Un miroir, une glace de poche, n’importe quoi ? (Garcin ne répond pas.) Si vous me laissez toute seule, procurez-moi au moins une glace.
(Garcin demeure la tête dans ses mains, sans répondre.)
INÈS, avec empressement : Moi, j’ai une glace dans mon sac. (Elle fouille dans son sac. Avec dépit :) Je ne l’ai plus. Ils ont dû me l’ôter au greffe.
ESTELLE : Comme c’est ennuyeux.
Un temps. Elle ferme les yeux et chancelle. Inès se précipite et la soutient.
INÈS : Qu’est-ce que vous avez ?
ESTELLE : Je me sens drôle. (Elle se tâte.) Ça ne vous fait pas cet effet-là, à vous : quand je ne me vois pas, j’ai beau me tâter, je me demande si j’existe pour de vrai.
INÈS : Vous avez de la chance. Moi, je me sens toujours de l’intérieur.
ESTELLE : Ah ! oui, de l’intérieur… Tout ce qui se passe dans les têtes est si vague, ça m’endort. (Un temps.) Il y a six grandes glaces dans ma chambre à coucher. Je les vois. Je les vois. Mais elles ne me voient pas. Elles reflètent la causeuse, le tapis, la fenêtre…comme c’est vide, une glace où je ne suis pas. Quand je parlais, je m’arrangeais pour qu’il y en ait une où je puisse me regarder. Je parlais, je me voyais parler. Je me voyais comme les gens me voyaient, ça me tenait éveillée. (Avec désespoir.) Mon rouge ! Je suis sûre que je l’ai mis de travers. Je ne peux pourtant pas rester sans glace toute l’éternité.
INÈS : Voulez-vous que je vous serve de miroir ? Venez, je vous invite chez moi. Asseyez-vous sur mon canapé.
ESTELLE, indique Garcin : Mais…
INÈS : Ne nous occupons pas de lui.
ESTELLE : Nous allons nous faire du mal : c’est vous qui l’avez dit.
INÈS : Est-ce que j’ai l’air de vouloir vous nuire ?
ESTELLE : On ne sait jamais…
INÈS : C’est toi qui me feras du mal. Mais qu’est-ce que ça peut faire ? Puisqu’il faut souffrir, autant que ce soit par toi Assieds-toi. Approche-toi. Encore. Regarde dans mes yeux : est-ce que tu t’y vois ?
ESTELLE : Je suis toute petite. Je me vois très mal.
INÈS : Je te vois, moi. Tout entière. Pose-moi des questions. Aucun miroir ne sera plus fidèle.
(Estelle, gênée, se tourne vers Garcin comme pour l’appeler à l’aide.)
ESTELLE : Monsieur ! Monsieur ! Nous ne vous ennuyons pas par notre bavardage ?
(Garcin ne répond pas.)
INÈS : Laisse-le, il ne compte plus ; nous sommes seules. Interroge-moi.
ESTELLE : Est-ce que j’ai bien mis mon rouge à lèvres ?
INÈS : Fais voir. Pas trop bien.
ESTELLE : Je m’en doutais. Heureusement que (elle jette un coup d’œil à Garcin) personne ne m’a vue. Je recommence.
INÈS : C’est mieux. Non. Suis le dessin des lèvres ; je vais te guider. Là, là. C’est bien.
ESTELLE : Aussi bien que tout à l’heure, quand je suis entrée ?
INÈS : C’est mieux ; plus lourd, plus cruel. Ta bouche d’enfer.
ESTELLE : Hum ! Et c’est bien ? Que c’est agaçant, je ne peux plus juger par moi-même.
Vous me jurez que c’est bien ?
INÈS : Tu ne veux pas qu’on se tutoie ?
ESTELLE : Tu me jures que c’est bien ?
INÈS : Tu es belle.
ESTELLE : Mais vous avez du goût ? Avez-vous mon goût ? Que c’est agaçant, que c’est agaçant.
INÈS : J’ai ton goût, puisque tu me plais. Regarde-moi bien. Souris-moi. Je ne suis pas laide non plus. Est-ce que je ne vaux pas mieux qu’un miroir ?
ESTELLE : Je ne sais pas. Vous m’intimidez. Mon image dans les glaces était apprivoisée. Je la connaissais si bien… Je vais sourire : mon sourire ira au fond de vos prunelles et Dieu sait ce qu’il va devenir.
INÈS : Et qui t’empêche de m’apprivoiser ? (Elles se regardent. Estelle sourit, un peu fascinée.) Tu ne veux décidément pas me tutoyer ?
ESTELLE : J’ai de la peine à tutoyer les femmes.
INÈS : Et particulièrement les employées des postes, je suppose ? Qu’est-ce que tu as là, au bas de la joue ? Une plaque rouge ?
ESTELLE, sursautant. : Une plaque rouge, quelle horreur ! Où ça ?
INÈS : Là ! là ! Je suis le miroir aux alouettes ; ma petite alouette, je te tiens ! Il n’y a pas de rougeur. Pas la moindre, Hein ? Si le miroir se mettait à mentir ? Ou si je fermais les yeux, si je refusais de te regarder, que ferais-tu de toute cette beauté ? N’aie pas peur : il faut que je te regarde, mes yeux resteront grands ouverts. Et je serais gentille, tout à fait gentille.
Mais tu me diras : tu.
Un temps.
ESTELLE : Je te plais ?
INÈS : Beaucoup !
Un temps.
ESTELLE désignant Garcin d’un coup de tête : Je voudrais qu’il me regarde aussi.
INÈS : Ha ! parce que c’est un homme. (à Garcin.) Vous avez gagné. (Garcin ne répond pas.) Mais regardez-la donc ! (Garcin ne répond pas.) Ne jouez pas cette comédie ; vous n’avez pas perdu un mot de ce que nous disions.
GARCIN, levant brusquement la tête : Vous pouvez le dire, pas un mot : j’avais beau m’enfoncer les doigts dans les oreilles, vous me bavardiez dans la tête. Allez-vous me laisser, à présent ? Je n’ai pas affaire à vous.
INÈS : Et à la petite, avez-vous affaire ? J’ai vu votre manège : c’est pour l’intéresser que vous avez pris vos grands airs.
GARCIN : Je vous dis de me laisser. Il y a quelqu’un qui parle de moi au journal et je voudrais écouter. Je me moque de la petite, si cela peut vous tranquilliser.
Garcin, Inès et Estelle – se retrouvent après leur mort. Ils s'attendent à être accueillis par le jugement divin, mais découvrent qu'il n'y a pas de portes pour sortir et qu'ils sont condamnés à rester ensemble pour l'éternité.
Etude thématique
Cet extrait de "Huis Clos" de Jean-Paul Sartre illustre plusieurs thèmes centraux liés à l’identité, la perception de soi, et la relation entre les individus. Voici une étude thématique de ce passage :
1. La quête de l’identité
- Miroir comme symbole : La demande d'Estelle pour un miroir illustre son besoin de validation et de confirmation de son existence. Sans le reflet, elle doute de son identité, soulignant une dépendance à l'image que les autres ont d'elle. Cette quête de soi à travers le regard d’autrui est cruciale dans le contexte de l’enfermement des personnages.
- Inès comme alternative au miroir : Inès propose de jouer le rôle de miroir pour Estelle, offrant une forme de validation différente, mais tout aussi complexe. Cela évoque l'idée que l'identité peut être façonnée par les relations interpersonnelles.
2. La perception de la réalité
- Subjectivité de l'existence : Estelle exprime que son existence est mise en question sans le reflet d’un miroir. Sa phrase "Je me demande si j’existe pour de vrai" met en avant la fragilité de la perception de soi. Cela souligne que la réalité est souvent construite à travers le regard des autres.
- L'illusion de l'image : Inès joue avec l'idée que la réalité peut être déformée. Elle fait semblant de voir des défauts chez Estelle pour manipuler sa perception d'elle-même, ce qui soulève des questions sur l'authenticité de nos perceptions et les jeux de pouvoir dans les relations.
3. Relations de pouvoir et d’affection
- Dynamique entre Estelle et Inès : Le dialogue entre les deux femmes révèle une tension et une attraction. Estelle semble vulnérable, tandis qu’Inès a une posture plus dominante. Cela met en lumière la façon dont les relations peuvent être à la fois nourrissantes et destructrices.
- Contrôle et manipulation : Inès utilise son rôle de "miroir" pour contrôler la perception qu'Estelle a d'elle-même. Cela introduit une dynamique de manipulation émotionnelle, où l'affection est mêlée à un désir de pouvoir sur l’autre.
4. La souffrance et l'angoisse
- La souffrance existentielle : Estelle exprime son désespoir face à son incapacité à se voir. Ce besoin de validation externe est une source d'angoisse, illustrant l'idée sartrienne que l’enfer est les autres, car ils déterminent notre image et notre valeur.
- Réactions physiques et émotionnelles : Les échanges révèlent une fragilité émotionnelle. Estelle chancelle, ce qui montre son état de vulnérabilité et de désespoir face à l'absence d'une reconnaissance de son existence.
5. Thèmes du désir et de l’objectification
- Désir de reconnaissance : Estelle désire non seulement se voir mais aussi être regardée par Garcin. Cela témoigne du besoin humain fondamental de reconnaissance et d’amour, souvent conditionné par l'apparence physique.
- Objectification de la beauté : La discussion autour du rouge à lèvres et de l'apparence révèle une préoccupation pour l’esthétique qui peut être vue comme une forme d'objectification. Estelle semble davantage préoccupée par la manière dont elle est perçue que par son véritable moi intérieur.
Etude stylistique
L’analyse stylistique de l’extrait de Huis Clos de Jean-Paul Sartre permet d’explorer les choix linguistiques et les dispositifs littéraires qui enrichissent le texte. Voici une analyse détaillée :
1. Le dialogue et la dynamique des personnages
- Dialogue direct : Sartre utilise un dialogue rapide et percutant pour donner vie aux personnages et à leur tension psychologique. Les répliques sont courtes, avec des interruptions fréquentes, ce qui accentue la nervosité de la situation.
- Interruption et simultanéité : Les interruptions entre Estelle et Inès reflètent une dynamique de pouvoir. Inès s’impose souvent dans la conversation, tandis qu'Estelle semble plus hésitante, ce qui révèle leur rapport de force et la vulnérabilité d’Estelle.
2. Les didascalies
- Indications scéniques : Les didascalies sont essentielles pour comprendre les émotions et l’état psychologique des personnages. Par exemple, le fait qu'Inès "soutient" Estelle lorsque celle-ci chancelle évoque une intimité tout en soulignant la fragilité d’Estelle.
- Mouvement et positionnement : Les mouvements de Inès, qui fouille dans son sac ou s’approche d’Estelle, créent une atmosphère d’urgence et d’angoisse. Cela ajoute une dimension physique à l’interaction, renforçant la tension entre les personnages.
3. Le lexique et le champ lexical
- Champ lexical de la perception : Les termes liés aux miroirs et à la vision (miroir, glace, reflet) dominent l'extrait, soulignant la préoccupation d'Estelle pour son image et son existence. Ce champ lexical évoque également des thèmes de subjectivité et d'objectivité.
- Diction émotionnelle : Le vocabulaire d’Estelle exprime un désespoir croissant. Des mots comme "ennuyeux", "vide", "angoissant" sont chargés d’émotion et montrent son besoin d'être vue et reconnue.
4. Les figures de style
- Répétitions : La répétition des mots et des phrases, comme "je ne peux pourtant pas rester sans glace toute l’éternité", accentue l'urgence et le désespoir d’Estelle. Cela renforce son obsession pour son apparence.
- Métaphores et images : Inès propose de lui servir de miroir, ce qui va au-delà du simple objet physique. Cela suggère l’idée que la perception de soi est souvent façonnée par les autres, utilisant le miroir comme métaphore de la validation sociale.
5. L'ironie et le sarcasme
- Ton ironique d’Inès : Les commentaires sarcastiques d’Inès sur les défauts d’Estelle et la façon dont elle la guide dans l'application de son rouge à lèvres révèlent une dimension critique. Inès se moque de l'importance qu'Estelle accorde à son apparence tout en jouant un rôle de soutien, ce qui crée une tension dramatique.
- Contraste entre les personnages : La confiance d'Inès face à l'angoisse d'Estelle souligne les différences de caractère, et ce contraste permet d'explorer la complexité des relations humaines.
6. Symbolisme
- Le miroir : Le miroir est un symbole central dans cet extrait, représentant non seulement l'image physique d'Estelle, mais aussi son besoin de validation et de reconnaissance. Il devient un outil de réflexion, mais aussi de distorsion de la réalité.
- La beauté et l’angoisse : La préoccupation constante d’Estelle pour son apparence physique et son anxiété face à la perception des autres mettent en lumière les thèmes de la beauté et de l'angoisse existentielle.