2. Le point de vue juridique (M. Hauriou, M. Duverger)

L’approche de Maurice Duverger

 Ce juriste français provoque un premier soubresaut épistémologique à la notion d’institution en important des travaux américains de science politique issus des départements de sociologie et des études de gouvernement. Il applique plus particulièrement les méthodes d’analyse dégagées aux Etats-Unis à l’analyse des partis politiques1. La portée de cette acculturation méthodologique à la traditionnelle représentation taxinomique de l’institution s’est traduite par une conception plus dynamique des mécanismes institutionnels incluant les partis politiques et les groupes de pression qui les façonnent. La typologie des partis politiques de Duverger appuyée sur une distinction aujourd’hui bien connue entre partis de masse, partis de militants, partis de cadres et partis de notables – repose sur une critériologie inhabituelle pour l’époque. Plutôt que de se référer à des propriétés substantielles descriptives, il porte attention à leur organisation interne, à leur forme de socialisation et de renouvellement telles que la nécessité ou non de rechercher des adhérents pour exister en tant que collectif :

 « La distinction des partis de cadres et des partis de masses ne repose pas sur leur dimension, sur le nombre de leur membres : il ne s’agit pas d’une différence de taille, mais de structure » (DUVERGER M., 1951, p. 119-120).

Dans les partis de masses « les adhérents sont la matière même du parti, la substance de son action »  p. 120.

. En quelque sorte, la légitimité appartient aux militants au sein desquels le parti « dégage une élite ». Cependant, le critère distinctif fondamental est financier : « La technique du parti de masses a pour effet de substituer au financement capitaliste des élections, un financement démocratique ». Ce sont également des « partis de création extérieure. Dans les partis de cadres, créés à partir d’un groupe parlementaire, le pouvoir appartient à ce dernier appuyé sur des réseaux notabiliaires. Des notables influents d’abord, dont le nom, le prestige ou le rayonnement serviront de caution au candidat et lui gagneront des voix : des notables techniciens, ensuite, qui connaissent l’art de manier les électeurs et d’organiser une campagne ; des notables financiers enfin, qui apportent le nerf de la guerre » p. 121.

Ainsi le parti de cadres peut se passer d’adhérents même si certains « feignent d’en recruter à l’image des partis de masses, par contagion » (Ibidem). Duverger ne méconnait pas du tout la réalité d’un engagement militant et de cotisations régulières, mais, écrit-il, « la vie réelle du parti se déroulait en dehors des adhérents » p. 123.

En revanche, il est un concept mythique, forgé par des commentateurs en mal de références, auquel le livre de Duverger permet de tordre le cou : celui de « parti d’élus ». Les partis dits d’élus ne peuvent être que des partis de cadres, et l’appliquer au PS relève du non-sens. En effet, dans un pays où, d’une part, les organisations recrutent peu, où le nombre de communes est proportionnellement le plus élevé d’Europe et, d’autre part, lorsque le membership du PS connait une phase d’étiage, la proportion d’élus locaux parmi les militants devient considérable.

La distinction entre partis de cadres et de masses reste d’actualité mais dans des termes qui rendent compte de l’évolution des organisations partisanes depuis un demi-siècle. Les partis américains, souvent cités par Duverger au titre des partis de cadres, constituent, en fait, un type d’organisation très différent et spécifique comme le démontre Eldersveld  ». (ELDERSVELD S., Political Parties : A Behavioral Analysis,...

Avec ce regard, la théorie de Duverger sur l’organisation des partis politiques définit une classification basée sur les types de publics susceptibles d’adhérer à ces organisations et donc sur des mécanismes endogènes de reproduction. Comme l’auteur le précise : « Si toute analyse des collectivités, des groupes, des systèmes suppose qu’on se place à la fois au point de vue organisationnel et au point de vue fonctionnel, il semble que l’approche doit partir des organisations pour aller aux fonctions, et non procéder suivant la démarche inverse, comme on le fait aujourd’hui. » Dès lors, le fonctionnement de l’institution est directement tributaire de son organisation interne. Sa forme adoptée est celle d’une structure de coopération volontaire, jouant le rôle de fixateur de gains provenant de coopérations. L’auteur ouvre ainsi la brèche au rapprochement d’agrégats sociaux qui, dans leur dénomination courante, ne comportent pas de suggestions ou de points évidents de rencontre. Cette théorisation présente le défaut majeur propre à toute nomenclature d’identifier les institutions à des formes sociales d’emblée établies.

 

 

La théorie de l’institution de Maurice Hauriou.

L’approche des institutions de Maurice Hauriou définit un tournant épistémologique radical, particulièrement stimulant car elle fournit un arrière-plan sociologique tout à fait original pour appréhender le travail de composition des collectifs. Ce modèle explicatif s’applique à l’État, au droit et à l’institution que l’auteur aborde comme des formes sociales établies dans la durée. En inscrivant un lien direct entre la genèse organisationnelle de l’institution et un mode d’existence qui lui serait spécifque, il va bien au-delà du modèle de Duverger. Son entreprise précise l’organisation interne des institutions dans une perspective dynamique permettant de suivre leur degré d’institutionnalisation. Simultanément comprise comme processus et objet d’analyse, l’institution n’est pas référée à ses seuls caractères visibles. L’idée d’organisation renvoie à l’hypothèse d’un principe interne de développement des agencements sociaux. Si bien que l’institution organisée porte en elle-même le principe de son existence depuis sa fondation. Sa pensée traduit ses infuences philosophiques : Hauriou fut très infuencé par le vitalisme d’Henri Bergson que l’on retrouve dans l’un de ses derniers écrits publié en 1925, intitulé Essai de vitalisme social. Sa théorisation juridique donne une grande place au social, au mouvement et au temps. Les  institutions se déploient dans la durée comme une vie : elles naissent, se développent et meurent.

Aussi, fruit d’une époque mouvementée tant sur le plan politique, social que philosophique et scientifique, la théorie de l’institution d’Hauriou contient une contradiction apparente que peu de commentateurs ont cherché à surmonter. Pourtant, élaborée à un moment clé de l’histoire de la science juridique, pour répondre à des questions épistémologiques majeures, elle possède une incontestable modernité. Les lectures qui ont été faites de la théorie de l’institution, souvent partielles et superficielles, empêchent la manifestation de son apport essentiel. Hauriou ouvre en effet la voie au renouvellement du discours de la science juridique par le biais d’une réflexion philosophique sur le droit et l’Etat riche et complexe. Mais pour tirer de son analyse institutionnelle toute sa pertinence heuristique, il faut mettre en lumière toutes ses influences philosophiques, qu’elles soient revendiquées ou simplement contextuelles. Il apparaît alors que la théorie de l’institution est le résultat d’une pensée dialectique entre deux perspectives philosophiques qui s’opposent et s’attirent tout à la fois : le positivisme scientifique et le spiritualisme. La véritable signification de la théorie institutionnelle s’épanouit dans une autre direction, celle du vitalisme critique. Point de passage entre ces deux influences philosophiques et dépassement de leur opposition, cette perspective ouvre de nouveaux horizons pour la théorie du droit et de l’Etat. Le vitalisme critique fonde ainsi une orientation philosophique originale qui conduit à adopter des principes épistémologiques, méthodologiques et ontologiques en rupture avec ceux qui sous-tendent habituellement la pensée juridique. Hauriou devient alors ce penseur de l’institution qui, par la dialectique vitaliste qu’il développe, nous offre l’occasion de reconsidérer le statut et les enjeux de la science juridique.

Il convient aussi de noter que Hauriou a parlé de deux types fondamentaux d'institutions : les institutions-personnes ou les 'corps constitués', c'est-à-dire les états, associations, syndicats, etc. qui sont engendrés par 'un principe d'action'; et les institutions-choses, comme une règle du droit qui n'engendre pas un corps social, et qui n'est qu' 'un principe de limitation'. Toutefois, il ne développe pas sa pensée par rapport à cette deuxième catégorie. En effet, sa théorie de l'institution telle qu'il la développe se limite à une théorie de l'institution-personne. Cette dernière, comporte une vaste gamme de corps constitués. En plus des états, associations, syndicats, etc., Hauriou mentionne aussi parmi ses exemples 'l'institution de l'Église chrétienne', ce qui montre bien la pertinence de sa conception et sa conviction personnelle que sa théorie s'applique à l'Église.

Une institution-personne se trouve dans le fait que le pouvoir organisé et les manifestations de communion des membres du groupe s'intériorisent dans le cadre de l'idée de l'œuvre. Ainsi, l'idée devient en quelque sorte le sujet de l'institution corporative. Il existe donc une subjectivité réelle qui constitue la base de la réalité de la personnalité morale de l'institution.

Avec la notion de l'idée, Hauriou pousse plus loin une notion de Léon Michoud qui avait parlé du centre d'intérêts autour duquel se construit la personnalité morale d'un organisme. A partir de là, Hauriou en arrive à parler en 1916 du groupe d'intéressés à l'idée de l'entreprise (Hauriou 1919, p. 124).

Pour Hauriou, l'idée de l'œuvre à réaliser est intérieure à l'entreprise parce qu'elle comporte un élément de plan d'action et d'organisation en vue de l'action'. En ce sens, la différence entre l'idée directrice et le but correspond à la différence entre 'le programme d'action et le résultat' visé. L'idée directrice est plus large que le but, comme l'idée de l'état dépasse celle du protectorat de la société civile nationale. De même, elle est plus que la fonction, parce que la fonction 'n'est que la part déjà réalisée ou du moins, déjà déterminée, de l'entreprise' tandis que l'idée directrice contient 'une part indéterminée et de virtuel qui porte au delà de la fonction. Donc, elle est l'objet de l'entreprise car 'c'est par elle (l'idée) et en elle que l'entreprise va s'objectiver et acquérir une individualité sociale. Ainsi, cette idée va vivre dans les mémoires et dans les subconscients de tous les individus concernés par l'entreprise. En ce sens, l'idée arrive à 'une vie objective' qui persiste dans le subconscient collectif.

De plus, pour qu'une institution se forme autour d'une idée, il faut aussi qu'elle trouve un milieu social réceptif pour sa propagation. Il est toujours possible que ce milieu rejette cette idée, ce qui rend impossible la naissance ou la survie d'une institution. Plus positivement, cependant, on note que cette nécessité d'une réception par le milieu social implique le besoin de préparer le terrain. Pour que l'idée d'une œuvre s'implante, il faut déblayer le terrain pour préparer son accueil.