Situer le champ théorique de l’Institution

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Cours: Sociologie des institutions
Livre: Situer le champ théorique de l’Institution
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Date: Saturday 23 November 2024, 04:36

1. Le point de vue sociologique (É. Durkheim, M. Douglas, M.Weber, P. Bourdieu, G. Simmel, R. Boudon)

L’Institution selon la perspective durkheimienne

Plusieurs théories ont abordé le concept d’institution mais l’implicite explicatif de ce terme demeure fortement influencé par la posture durkheimienne. Suivant cette orientation, l’institution équivaut à une composante essentielle du corps social déterminée par une structure ou un système de relations sociales, et dotée d’une certaine stabilité dans le temps ainsi que d’un caractère contraignant. Cette définition générale véhicule deux principes corrélatifs retrouvés dans les travaux de sciences sociales. D’une part, elle décrit un processus spécifique d’intégration des normes lié à un ensemble de tâches, de consignes et de conduites orientées vers une finalité particulière. D’autre part, elle inscrit le fonctionnement de l’institution dans des règles de jeu socialement acceptées. Cette manière de concevoir l’institution est particulière aux démarches holistiques qui se concentrent essentiellement sur la répartition spatiale des forces collectives afin de saisir l’articulation des parties et du tout.

Selon Émile Durkheim, l’institution est indissociable de sa conception du social, et notamment de l’idée que la société incarne la manifestation d’un « tout ». Sa démarche consiste à rapporter le social à un milieu dont la régulation dépend de l’interdépendance de ses constituants. La société peut alors être appréhendée comme une combinaison particulière d’institutions où la priorité du tout sur les parties et de la structure sociale sur les phénomènes individuels prime avant tout.

Selon cette perspective, le concept d’institution est l’objet même de la sociologie car la vie institutionnelle cristallise l’objectivité de la société « On peut […] appeler institu-tions toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité. La sociologie peut alors être défnie comme la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement. ». En effet, Durkheim pose l’institution en objet d’étude essentiel parce qu’elle est une entité sociale particulièrement objectivable : elle atteste de l’unité du genre humain, elle préexiste à l’individu naissant pour la plupart d’entre elles et signe la distinction entre les sociétés humaines et les sociétés animales. Cette conception de l’institution renvoie en creux à l’idée que les volontés individuelles ne suffisent pas à rendre compte des lois sociales impliquées dans la régularité de certains événements tels que le suicide. Si bien que ces types de comportements individuels résultent de forces impersonnelles et « extérieures » à l’individu pouvant être rapportées à des habitudes ou à des représentations collectives. L’opinion publique devient alors un marqueur sociologique pertinent de la force des institutions sociales car elle définit un système de représentations collectives exprimant l’état de la société à un moment donné.

Pour Durkheim, l’institution se caractérise par des formes organisées (suivant des formats juridiques, des conventions et des coutumes) qui manifestent des manières collectives d’agir et de penser, orientées vers l’accomplissement d’une fnalité sociale. On les retrouve dans les structures de la parenté, les religions, les mœurs musicales, les cultures linguistiques, etc. Face à ce caractère très général qui détermine les institutions, Durkheim, puis Mauss et Fauconnet à sa suite, soulignent l’importance de reconnaître une diversité de degrés à l’institution, mais aucun des auteurs n’en précise toutefois les contours et les gradations. La difficulté à dessiner le périmètre spatial de l’institution et à préciser les gradations institutionnelles est inséparable de l’échelle d’observation particulière à ce cadre théorique dominé par le caractère surplombant du jeu social. L’institution détient une existence propre en dehors de celle des consciences individuelles sur les-quelles elle exerce une influence coercitive. En d’autres termes, ces formes sociales constituées précèdent les individus qui tendent à s’y conformer et éventuellement à leur résister. Plus encore, Durkheim précise que « l’organe est indépendant de la fonction » car « les causes qui le font être sont indépendantes des fins qu’il sert ».

En conséquence, pour analyser un phénomène social, il faut donc rechercher séparément la cause efficiente qui le produit et la fonction qu’il remplit. La nature et la fonction des agencements sociaux doivent être traitées distinctement. Deux sous-embranchements en découlent : La morphologie sociale d’une part, qui concerne le substrat et les différentes formes de vie collective et la physiologie sociale d’autre part, qui se rapporte à la genèse, au fonctionnement et à l’innovation institutionnelle.

Mary Douglas et l’analyse de la formation des institutions sociales

Cette analyse se base sur l’analyse culturelle qui porte sur le rôle de la culture dans la fabrication de l’ordre social.

Douglas considère dans la culture les principes et les jugements qui guident et qui nourrissent les actions des individus. Elle construit une analyse dans laquelle l’organisation sociale et les principes culturels se combinent pour assurer la stabilisation et la reproduction des institutions sociales. Ce cadre sociologique lui permet d’analyser les cultures singulières, d’en expliquer les contenus cognitifs et axiologiques qu’elles revêtent dans leur correspondance avec la fabrication de l’ordre social des groupes qui les utilisent comme moyen d’échange et de communication.

L’apport spécifique de l’analyse culturelle réside dans la prise en compte de quatre types différents d’institutions sociales qui sont exclusifs les uns des autres. Ces institutions se manifestent dans des modes de participation sociale, des principes culturels, des rationalités qui différent les unes des autres. Mary Douglas distingue ainsi des institutions individualistes, hiérarchiques, égalitaires et fatalistes. Ces quatre types se retrouvent de façon plus ou moins explicite dans la littérature sociologique ; mais ils sont le plus souvent considérés comme des formes antagoniques d’organisation de sociétés (la hiérarchie et l’individualisme) ou comme des formes atypiques (l’égalitarisme et le fatalisme). L’analyse culturelle les constitue comme des modes alternatifs d’organisation de l’expérience sociale des individus et regarde la vie sociale et ses manifestations comme le produit de l’articulation et de la confrontation entre ces institutions.

Cette typologie des institutions sociales, dite grid-group, ne résume pas à elle seule les apports nombreux et divers de Mary Douglas aux sciences sociales. Elle est en toutefois un des caractères majeurs car elle répond à l’exigence d’une contextualisation sociale des connaissances et d’un ancrage sociologique des objets étudiés. Ainsi, les perceptions de la saleté et de la souillure, pour prendre le thème de « De la souillure (1992 » l’ouvrage par lequel elle est principalement connue dans le monde francophone, ne peuvent pas être uniquement analysées en tant que représentations, mais doivent être rapportées aux contextes sociaux dans lesquels elles se déploient et analysées dans leur contribution à la stabilisation des manières de faire qui les caractérisent.

Max Weber et le processus de rationalisation

Weber est fortement infuencé par les travaux de Frederick Taylor autour de l’organisation rationnelle du travail. Contrairement à Durkheim qui envisage les faits sociaux indépendamment de ceux qui les élaborent, et rattache leur étude à une science naturelle, ils relèvent pour Weber d’interactions entre des comportements individuels obéissant à des motivations et à des intérêts spécifiques susceptibles d’être décelés par l’analyste. Ingrédients d’une science culturelle, ils sont au fondement d’une sociologie compréhensive définie par le sens subjectif que les acteurs donnent à leurs actions.

Pour Weber, l’institution intervient comme un régulateur des rapports sociaux et elle est assimilable à une organisation élémentaire, si bien que la focale d’analyse du monde social lui est irréductible. Elle se rapproche de l’idée d’association, au sens d’un groupement dont les règlements statutaires sont octroyés avec un succès relatif à l’intérieur d’une zone d’action délimitante à tous ceux qui agissent d’une manière définissable selon les critères déterminés.  Avec ce cadre d’analyse, un pas de côté est effectué vis-à-vis de la conception durkheimienne surplombante de l’institution suivant laquelle le sujet et l’institution composent deux niveaux de réalités distincts bien qu’interdépendants. Pour Weber, c’est la régularité des rapports sociaux qui forge l’institution et lui donne la forme d’un groupement territorial dans lequel les individus peuvent rentrer plus ou moins librement. Le sujet et l’institution composent ainsi un même plan de l’analyse. 

L’institution chez Pierre Bourdieu :

Pour Bourdieu, les institutions existent parce qu’elles sont le produit d’une histoire collective qui a progressivement rendu leur pratique indispensable. Structurante, l’institution met en application l’habitus au sens qu’elle figure une des présences agissantes d’une histoire incorporée. En d’autres termes, elle est une prédisposition à agir qui ne peut pas se révéler indépendamment des pratiques des agents sociaux qui la rendent à la fois acceptable, caractérisable et indispensable à la dynamique collective. Les agents incorporent les règles formelles et les connaissances pratiques à partir des instances de socialisation de l’institution, ce qui a pour effet de déterminer l’habitus et d’assurer une reproduction de cet agencement social. À partir de cette explication génétique, les collectifs s’articulent à l’institution suivant une multiplicité de manières qui reste tributaire des prédispositions que l’agent social détient antérieurement à son entrée et qu’il a intériorisées. L’institution conduit ainsi à mettre en œuvre l’habitus des agents sociaux et elle nous renseigne également sur les logiques distinctives auxquelles ils obéissent.

Selon Bourdieu, l’institution fait exister socialement ces différences reconnues et investies tant par l’agent social lui-même que par les autres. Cela passe par des rites d’institution patents tels que des nominations officielles, mais également par des rites plus discrets comme des gestes quotidiens à partir desquels l’individu indique à l’autre ce qu’il est, la position qu’il occupe dans l’espace social et comment il doit se comporter à la place assignée. L’institutionnalisation est un travail d’inculcation qui traite l’individu et son corps comme une mémoire pour faire advenir sa seconde nature correspondant à la fonction sociale.

Exemple pratique : Influence de l’habitus sur les pratiques alimentaires et logique de distinction chez Pierre Bourdieu

« On pourrait, à propos des classes populaires, parler de franc-manger comme on parle de franc-parler. Le repas est placé sous le signe de l’abondance […] et surtout de la liberté : on fait des plats ‘élastiques’, qui ‘abondent’, comme les soupes ou les sauces, les pâtes ou les pommes de terre […] et qui, servies à la louche ou à la cuillère, évitent d’avoir à trop mesurer et compter – à l’opposé de tout ce qui se découpe, comme les rôtis. […] Il fait partie du statut d’homme de manger, et de bien manger (et aussi de bien boire) : on insiste […], en invoquant le principe qu’‘il ne faut pas laisser’, et le refus a quelque chose de suspect ; le dimanche, tandis que les femmes, toujours debout, s’affairent à servir et à débarrasser la table et à laver la vaisselle, les hommes, encore assis, continuent à boire et à manger. Ces différences très marquées entre les statuts sociaux […] ne s’accompagnant d’aucune différenciation pratique (telle la division bourgeoise entre la salle à manger et l’office, où mangent les domestiques et parfois les enfants), on tend à ignorer le souci de l’ordonnance stricte du repas : tout peut ainsi être mis sur la table à peu près en même temps [..], en sorte que les femmes peuvent en être déjà au dessert, avec les enfants qui emportent leur assiette devant la télévision, pendant que les hommes finissent le plat principal ou que le ‘garçon’ arrivé en retard, avale sa soupe. Cette liberté, qui peut être perçue comme désordre ou laisser-aller, est adaptée. […] La racine commune de toutes ces ‘licences’ que l’on s’accorde est sans doute le sentiment qu’on ne va pas, en plus, s’imposer des contrôles, des contraintes et des restrictions délibérés […] et, au sein même de la vie domestique, seul asile de liberté, alors qu’on est de tous côtés et tout le reste du temps soumis à la nécessité.

Au ‘franc-manger’ populaire, la bourgeoisie oppose le souci de manger dans les formes. Les formes, ce sont d’abord des rythmes, qui impliquent des attentes, des retards, des retenues ; on n’a jamais l’air de se précipiter sur les plats, on attend que le dernier à se servir ait commencé à manger, on se sert et ressert discrètement. On mange dans l’ordre et toute coexistence de mets que l’ordre sépare, rôti et poisson, fromage et dessert, est exclue : par exemple, avant de servir le dessert, on enlève tout ce qui reste sur la table, jusqu’à la salière, et on balaie les miettes. Cette manière d’introduire la rigueur de la règle jusque dans le quotidien […] est l’expression d’un habitus d’ordre, de tenue et de retenue qui ne saurait être abdiqué. Et cela d’autant moins que le rapport à la nourriture – le besoin et le plaisir primaires par excellence – n’est qu’une dimension du rapport bourgeois au monde social : l’opposition entre l’immédiat et le différé, le facile et le difficile, la substance ou la fonction et la forme […], est au principe de toute esthétisation des pratiques et de toute esthétique. […] C’est aussi un rapport à la nature animale, aux besoins primaires et au vulgaire qui s’y abandonne sans frein ; c’est une manière de nier la consommation dans sa signification et sa fonction primaires […] en faisant du repas une cérémonie sociale, une affirmation de tenue éthique et de raffinement esthétique. La manière de présenter la nourriture et de la consommer, l’ordonnance du repas et la disposition de couverts, […] tout ce parti de stylisation tend à déplacer l’accent de la substance et la fonction vers la forme et la manière, et, par là, à nier, ou mieux, à dénier la réalité grossièrement matérielle de l’acte de consommation et des choses consommées ou, ce qui revient au même, la grossièreté bassement matérielle de ceux qui s’abandonnent aux satisfactions immédiates de la consommation alimentaire ».

BOURDIEU, P. (1979). La distinction. Critique sociale du jugement, Paris: Éditions de Minuit, p.216-219, cité par DELAS, J.-P. et MILLY, B. (2005). Histoire des pensées sociologiques, Paris: Armand Colin, p.312-313.

 

L’approche de George Simmel

Pour Simmel, la société est envisagée suivant les liens dynamiques qui se déploient, se forment entre les individus et les font agir. L’individu est le « lieu immédiatement concret de toute réalité historique ». Elle s’apparente donc à un processus d’associations et d’interactions au sein duquel se cristallisent continuellement des tendances psychologiques opposées. L’harmonie et la discorde ; la recherche de coopérations et les rapports de pouvoir ou de concurrence émergent ainsi simultanément. La cohésion interne d’un groupe et la centralisation des solidarités se trouvent renforcées lorsqu’un conflit externe intervient au titre d’élément d’intégration sociale. La conflictualité n’est pas localisable, elle s’apparente plutôt à une forme socialisante, à un algorithme social. Il devient donc impossible de distinguer entre ce qui arrive à l’intérieur de la société, et ce qui arrive par la société.

Par ailleurs, les formes sociales telles que la domination, le conflit, la division du travail ou la formation de mobilisations alimentent et caractérisent différents agencements sociaux tels que les communautés religieuses ou les groupes commerciaux. Elles doivent essentiellement être étudiées pour elles-mêmes afin de saisir l’émergence et la nature des différentes institutions.

Aussi, pour Simmel, les institutions sont envisagées comme des « organes » qui acquièrent leurs sens et leurs fonctions à partir des interactions individuelles réciproques. Pour les étudier, il faut identifier les particularités contextuelles de ces agencements, c’est-à-dire isoler leurs formes. Ce sont elles qui affectent les associations des individus entre eux. La formation des partis est une forme que l’on retrouve autant dans le monde artistique ou industriel que dans les milieux politiques. En dépit de la diversité des situations et des finalités, ce mode particulier de groupement est régi par des lois singulières.

Pour résumer, les institutions sont ainsi reportées au second plan de l’analyse simmelienne qui revêt une certaine proximité avec les voies de l’ethnographie économique et de l’étude des réseaux. Ce sont les échanges interindividuels qui se façonnent en « organes spéciaux, différenciés » sur la durée et qui existent ensuite par eux-mêmes en tant que réalité substantielle. Ils manifestent des projections, des métamorphoses et des objectivations d’énergie collective qui s’y trouvent concentrées.

L’Institution selon Raymond Boudon

Boudon nous dit que, l’institution, résultat d’une agrégation des intentions et des actions individuelles. Sa focale d’observation du social est positionnée sur l’individu défini comme l’atome logique et insécable de l’analyse, l’élément premier de tout phénomène social.

Selon lui, la norme institutionnelle n’est pas la conséquence directe d’une convergence de volontés partagées, elle peut émerger de la sommation d’intérêts individuels divergents. Cette appréhension du sujet dans son rapport à l’institution est bien différente de l’école Bourdieusienne qui l’inscrit comme le produit des structures sociales. Cette dernière tradition donne une force plus contraignante à l’institution qui équivaut à un motif structurant le champ d’intervention des individus. Les logiques de composition du social de Boudon envisagent différemment les contraintes sociales avec parmi elles, l’institution qui figure comme l’une de ses émanations. Cet agencement social délimite le champ du possible et non pas le champ du réel car il acquiert une signification partagée à partir des seules intentions et actions individuelles. Ainsi, « un individu qui n’a pas d’intentions d’achat n’est exposé à aucune contrainte budgétaire ». Si bien que les notions de structure sociale et de contrainte institutionnelle ont une existence propre à la condition que les comportements et les projets des acteurs s’y réfèrent d’une façon ou d’une autre.

L’individualisme méthodologique selon Raymond Boudon

 « [L’individualisme méthodologique] désigne un paradigme, c’est-à-dire une conception d’ensemble des sciences sociales, qui se définit par trois postulats. Le premier pose que tout phénomène social résulte de la combinaison d’actions, de croyances ou d’attitudes individuelles (P1 : postulat de l’individualisme). Il s’ensuit qu’un moment essentiel de toute analyse sociologique consiste à « comprendre » le pourquoi des actions, des croyances ou des attitudes individuelles responsables du phénomène qu’on cherche à expliquer. Selon le second postulat, «comprendre » les actions, croyances et attitudes de l’acteur individuel, c’est en reconstruire le sens qu’elles ont pour lui, ce qui — en principe du moins — est toujours possible (P2 : postulat de la compréhension). Quant au troisième postulat, il pose que l’acteur adhère à une croyance, ou entreprend une action parce qu’elle a du sens pour lui, en d’autres termes que la cause principale des actions, croyances, etc. du sujet réside dans le sens qu’il leur donne, plus précisément dans les raisons qu’il a de les adopter (P3 : postulat de la rationalité). Ce dernier postulat exclut, par exemple, qu’on explique les croyances magiques par la «mentalité primitive », la «pensée sauvage » ou la « violence symbolique », ces notions faisant appel à des mécanismes opérant à l’insu du sujet, à l’instar des processus chimiques dont il est le siège. Il n’implique pas cependant que le sujet soit clairement conscient du sens de ses actions et de ses croyances. On reviendra plus loin sur ce point délicat. Il n’implique pas non plus que les raisons des acteurs ne dépendent pas de causes, telles que les ressources cognitives de l’acteur ou d’autres variables caractéristiques de sa situation, au sens large de ce terme, et du contexte dans lequel il se trouve ».     Source : BOUDON, R. (2002). "Théorie du choix rationnel ou individualisme méthodologique?" Sociologie et sociétés, vol.34, n.1, p.9-10. Disponible sur Erudit :

http://www.erudit.org/revue/socsoc/2002/v34/n1/009743ar.pdf 

2. Le point de vue juridique (M. Hauriou, M. Duverger)

L’approche de Maurice Duverger

 Ce juriste français provoque un premier soubresaut épistémologique à la notion d’institution en important des travaux américains de science politique issus des départements de sociologie et des études de gouvernement. Il applique plus particulièrement les méthodes d’analyse dégagées aux Etats-Unis à l’analyse des partis politiques1. La portée de cette acculturation méthodologique à la traditionnelle représentation taxinomique de l’institution s’est traduite par une conception plus dynamique des mécanismes institutionnels incluant les partis politiques et les groupes de pression qui les façonnent. La typologie des partis politiques de Duverger appuyée sur une distinction aujourd’hui bien connue entre partis de masse, partis de militants, partis de cadres et partis de notables – repose sur une critériologie inhabituelle pour l’époque. Plutôt que de se référer à des propriétés substantielles descriptives, il porte attention à leur organisation interne, à leur forme de socialisation et de renouvellement telles que la nécessité ou non de rechercher des adhérents pour exister en tant que collectif :

 « La distinction des partis de cadres et des partis de masses ne repose pas sur leur dimension, sur le nombre de leur membres : il ne s’agit pas d’une différence de taille, mais de structure » (DUVERGER M., 1951, p. 119-120).

Dans les partis de masses « les adhérents sont la matière même du parti, la substance de son action »  p. 120.

. En quelque sorte, la légitimité appartient aux militants au sein desquels le parti « dégage une élite ». Cependant, le critère distinctif fondamental est financier : « La technique du parti de masses a pour effet de substituer au financement capitaliste des élections, un financement démocratique ». Ce sont également des « partis de création extérieure. Dans les partis de cadres, créés à partir d’un groupe parlementaire, le pouvoir appartient à ce dernier appuyé sur des réseaux notabiliaires. Des notables influents d’abord, dont le nom, le prestige ou le rayonnement serviront de caution au candidat et lui gagneront des voix : des notables techniciens, ensuite, qui connaissent l’art de manier les électeurs et d’organiser une campagne ; des notables financiers enfin, qui apportent le nerf de la guerre » p. 121.

Ainsi le parti de cadres peut se passer d’adhérents même si certains « feignent d’en recruter à l’image des partis de masses, par contagion » (Ibidem). Duverger ne méconnait pas du tout la réalité d’un engagement militant et de cotisations régulières, mais, écrit-il, « la vie réelle du parti se déroulait en dehors des adhérents » p. 123.

En revanche, il est un concept mythique, forgé par des commentateurs en mal de références, auquel le livre de Duverger permet de tordre le cou : celui de « parti d’élus ». Les partis dits d’élus ne peuvent être que des partis de cadres, et l’appliquer au PS relève du non-sens. En effet, dans un pays où, d’une part, les organisations recrutent peu, où le nombre de communes est proportionnellement le plus élevé d’Europe et, d’autre part, lorsque le membership du PS connait une phase d’étiage, la proportion d’élus locaux parmi les militants devient considérable.

La distinction entre partis de cadres et de masses reste d’actualité mais dans des termes qui rendent compte de l’évolution des organisations partisanes depuis un demi-siècle. Les partis américains, souvent cités par Duverger au titre des partis de cadres, constituent, en fait, un type d’organisation très différent et spécifique comme le démontre Eldersveld  ». (ELDERSVELD S., Political Parties : A Behavioral Analysis,...

Avec ce regard, la théorie de Duverger sur l’organisation des partis politiques définit une classification basée sur les types de publics susceptibles d’adhérer à ces organisations et donc sur des mécanismes endogènes de reproduction. Comme l’auteur le précise : « Si toute analyse des collectivités, des groupes, des systèmes suppose qu’on se place à la fois au point de vue organisationnel et au point de vue fonctionnel, il semble que l’approche doit partir des organisations pour aller aux fonctions, et non procéder suivant la démarche inverse, comme on le fait aujourd’hui. » Dès lors, le fonctionnement de l’institution est directement tributaire de son organisation interne. Sa forme adoptée est celle d’une structure de coopération volontaire, jouant le rôle de fixateur de gains provenant de coopérations. L’auteur ouvre ainsi la brèche au rapprochement d’agrégats sociaux qui, dans leur dénomination courante, ne comportent pas de suggestions ou de points évidents de rencontre. Cette théorisation présente le défaut majeur propre à toute nomenclature d’identifier les institutions à des formes sociales d’emblée établies.

 

 

La théorie de l’institution de Maurice Hauriou.

L’approche des institutions de Maurice Hauriou définit un tournant épistémologique radical, particulièrement stimulant car elle fournit un arrière-plan sociologique tout à fait original pour appréhender le travail de composition des collectifs. Ce modèle explicatif s’applique à l’État, au droit et à l’institution que l’auteur aborde comme des formes sociales établies dans la durée. En inscrivant un lien direct entre la genèse organisationnelle de l’institution et un mode d’existence qui lui serait spécifque, il va bien au-delà du modèle de Duverger. Son entreprise précise l’organisation interne des institutions dans une perspective dynamique permettant de suivre leur degré d’institutionnalisation. Simultanément comprise comme processus et objet d’analyse, l’institution n’est pas référée à ses seuls caractères visibles. L’idée d’organisation renvoie à l’hypothèse d’un principe interne de développement des agencements sociaux. Si bien que l’institution organisée porte en elle-même le principe de son existence depuis sa fondation. Sa pensée traduit ses infuences philosophiques : Hauriou fut très infuencé par le vitalisme d’Henri Bergson que l’on retrouve dans l’un de ses derniers écrits publié en 1925, intitulé Essai de vitalisme social. Sa théorisation juridique donne une grande place au social, au mouvement et au temps. Les  institutions se déploient dans la durée comme une vie : elles naissent, se développent et meurent.

Aussi, fruit d’une époque mouvementée tant sur le plan politique, social que philosophique et scientifique, la théorie de l’institution d’Hauriou contient une contradiction apparente que peu de commentateurs ont cherché à surmonter. Pourtant, élaborée à un moment clé de l’histoire de la science juridique, pour répondre à des questions épistémologiques majeures, elle possède une incontestable modernité. Les lectures qui ont été faites de la théorie de l’institution, souvent partielles et superficielles, empêchent la manifestation de son apport essentiel. Hauriou ouvre en effet la voie au renouvellement du discours de la science juridique par le biais d’une réflexion philosophique sur le droit et l’Etat riche et complexe. Mais pour tirer de son analyse institutionnelle toute sa pertinence heuristique, il faut mettre en lumière toutes ses influences philosophiques, qu’elles soient revendiquées ou simplement contextuelles. Il apparaît alors que la théorie de l’institution est le résultat d’une pensée dialectique entre deux perspectives philosophiques qui s’opposent et s’attirent tout à la fois : le positivisme scientifique et le spiritualisme. La véritable signification de la théorie institutionnelle s’épanouit dans une autre direction, celle du vitalisme critique. Point de passage entre ces deux influences philosophiques et dépassement de leur opposition, cette perspective ouvre de nouveaux horizons pour la théorie du droit et de l’Etat. Le vitalisme critique fonde ainsi une orientation philosophique originale qui conduit à adopter des principes épistémologiques, méthodologiques et ontologiques en rupture avec ceux qui sous-tendent habituellement la pensée juridique. Hauriou devient alors ce penseur de l’institution qui, par la dialectique vitaliste qu’il développe, nous offre l’occasion de reconsidérer le statut et les enjeux de la science juridique.

Il convient aussi de noter que Hauriou a parlé de deux types fondamentaux d'institutions : les institutions-personnes ou les 'corps constitués', c'est-à-dire les états, associations, syndicats, etc. qui sont engendrés par 'un principe d'action'; et les institutions-choses, comme une règle du droit qui n'engendre pas un corps social, et qui n'est qu' 'un principe de limitation'. Toutefois, il ne développe pas sa pensée par rapport à cette deuxième catégorie. En effet, sa théorie de l'institution telle qu'il la développe se limite à une théorie de l'institution-personne. Cette dernière, comporte une vaste gamme de corps constitués. En plus des états, associations, syndicats, etc., Hauriou mentionne aussi parmi ses exemples 'l'institution de l'Église chrétienne', ce qui montre bien la pertinence de sa conception et sa conviction personnelle que sa théorie s'applique à l'Église.

Une institution-personne se trouve dans le fait que le pouvoir organisé et les manifestations de communion des membres du groupe s'intériorisent dans le cadre de l'idée de l'œuvre. Ainsi, l'idée devient en quelque sorte le sujet de l'institution corporative. Il existe donc une subjectivité réelle qui constitue la base de la réalité de la personnalité morale de l'institution.

Avec la notion de l'idée, Hauriou pousse plus loin une notion de Léon Michoud qui avait parlé du centre d'intérêts autour duquel se construit la personnalité morale d'un organisme. A partir de là, Hauriou en arrive à parler en 1916 du groupe d'intéressés à l'idée de l'entreprise (Hauriou 1919, p. 124).

Pour Hauriou, l'idée de l'œuvre à réaliser est intérieure à l'entreprise parce qu'elle comporte un élément de plan d'action et d'organisation en vue de l'action'. En ce sens, la différence entre l'idée directrice et le but correspond à la différence entre 'le programme d'action et le résultat' visé. L'idée directrice est plus large que le but, comme l'idée de l'état dépasse celle du protectorat de la société civile nationale. De même, elle est plus que la fonction, parce que la fonction 'n'est que la part déjà réalisée ou du moins, déjà déterminée, de l'entreprise' tandis que l'idée directrice contient 'une part indéterminée et de virtuel qui porte au delà de la fonction. Donc, elle est l'objet de l'entreprise car 'c'est par elle (l'idée) et en elle que l'entreprise va s'objectiver et acquérir une individualité sociale. Ainsi, cette idée va vivre dans les mémoires et dans les subconscients de tous les individus concernés par l'entreprise. En ce sens, l'idée arrive à 'une vie objective' qui persiste dans le subconscient collectif.

De plus, pour qu'une institution se forme autour d'une idée, il faut aussi qu'elle trouve un milieu social réceptif pour sa propagation. Il est toujours possible que ce milieu rejette cette idée, ce qui rend impossible la naissance ou la survie d'une institution. Plus positivement, cependant, on note que cette nécessité d'une réception par le milieu social implique le besoin de préparer le terrain. Pour que l'idée d'une œuvre s'implante, il faut déblayer le terrain pour préparer son accueil.